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Faits d’Hiver #21 : La rencontre des générations
Plusieurs créations et des noms chargés d’histoire(s) : Faits d’Hiver s’offre cette année Catherine Diverrès, Thomas Lebrun, Fabrice Lambert et… Jan Fabre!
De plus en plus, les questions du qui et du quoi transitent par celle du lieu. Faits d’hiver, de plus en plus divers! Avec le Centre Pompidou, la MAC de Créteil et le Centre Culturel Suisse, trois nouveaux partenaires rejoignent le cercle des lieux d’accueil du festival. La 21e édition organisée par Christophe Martin et son équipe se déploie, à partir de son fief à Micadanses, dans dix lieux partenaires. « C’est la parution du livre anniversaire en janvier 2018, fêtant les vingt ans du festival, qui a permis d’augmenter le nombre de nos partenaires », dit Christophe Martin.
Cycles de vie
Il faut cependant évoquer le sort de l’un des théâtres partenaires, qui présente cette année Ces gens là !, la nouvelle création d’Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou [lire notre critique]. Après plus de vingt ans d’existence d’un théâtre parisien dédié aux artistes de la Francophonie, le Tarmac est voué à la disparition, devant laisser les lieux à Théâtre Ouvert [lire notre article]. Alors, on se souvient: Quand, en 1999, Christophe Martin lance la première édition de Faits d’Hiver, le TILF (Théâtre International de Langue Française, aujourd’hui Le Tarmac) a déjà cinq ans. Avant, le projet était nomade. La route tracée par Christophe Martin va en sens inverse. De plus en plus, Faits d’Hiver pratique le nomadisme chorégraphique, du Théâtre de la Bastille au Générateur situé à Gentilly.
Certes, Martin suit une autre logique, cherchant à aller vers « du grand »: Voilà donc Faits d’Hiver au Centre Pompidou (avec le Théâtre de la Ville hors les murs) et la MAC de Créteil. Aussi le festival arrive dans deux institutions qui accueillirent déjà des spectacles du TILF nomade, entre 1985 et 1993. A son époque, le TILF s’est battu pour un lieu permanent, quoique plus petit, pour mieux se définir. Christophe Martin en dispose, à Micadanses, mais ne peut y trouver ces grands plateaux et leur équipement technique, nécessaires à la présentation de certains spectacles, comme ceux de Catherine Diverrès, Fabrice Lambert [lire notre critique] ou Jan Fabre qui marquent l’édition 2019.
Identités
Dans le cycle de vie qui est celui des projets artistiques, Faits d’Hiver traverse aujourd’hui le temps avec plus de sérénité que le Tarmac. Mais il faut se souvenir du passage du TILF au Tarmac (2011), quand l’identité du projet, à l’origine voué aux artistes résidant dans les pays de la Francophonie, fut élargie à ceux, issus de pays francophones mais créant et résidant en Europe. L’accueil de Ces gens-là ! en est un bon exemple, vu qu’Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou sont installés à Lyon depuis longtemps. Car la difficulté à imposer la pérennité du projet Le Tarmac n’est pas sans lien avec sa perte en matière de lisibilité. Pour Faits d’Hiver, le défi est aujourd’hui comparable. Comment ne pas devenir partiellement invisible, derrière les enseignes des grands plateaux d’accueil, dotés d’énormes machines à communiquer? Comment créer une convergence entre le public du festival et ceux du Carreau du Temple, de la MAC, du TCI, du CCS, de la MPAA… ?
La mémoire : Un Blitz, un écho…
Le but est, après tout, de tracer sa route à travers le temps. Est-ce la prise de conscience d’avoir traversé deux décennies avec Faits d’Hiver qui a inspiré à Christophe Martin cette édition particulièrement axée sur la transmission et les rencontres intergénérationnelles? Le temps écoulé et le temps à venir sont le fil rouge d’un Faits d’Hiver qui s’ouvre et se termine en compagnie de Thomas Lebrun. Dans Another look at memory, le directeur du CCN de Tours revisite son répertoire des dix dernières années, le confiant à trois interprètes de longue date et un jeune danseur récemment rencontré [lire notre critique].
En clôture, Lebrun frappe un coup final avec Blitz : En allemand, c’est l’éclair, renvoyant à la vitesse du temps qui passe, et au format de ce programme particulier: C’est sur proposition de Christophe Martin que Lebrun a proposé à des chorégraphes des premières générations de la danse contemporaine française (Christine Bastin, Daniel Larrieu, Jean Guizerix, Odile Azagury…) de partager le plateau avec un.e jeune interprète sur des « chansons choisies ». Lesquelles ? Surprise…
La figure du duo, bref et décliné en millefeuille, introduit un autre principe étonnamment récurrent dans cette édition, à savoir la soirée composée. Sylvère Lamotte propose, avec L’Echo d’un infini, « une pièce qui interroge la mémoire des corps à travers le temps ». Elle se compose tout autant de duos brefs et réunit des interprètes d’âges divers. La vision de Lamotte va jusqu’à convoquer « les mémoires ancestrales logées au cœur de nos ADN ». Pour ce faire, il convoque, entre autres, deux dépositaires d’une mémoire vivante de la danse contemporaine française : Brigitte Asselineau et Paco Decina. Et il reprend son duo Ruines ainsi que Corps constellaires, pièce pour vingt-deux danseurs amateurs.
Mémoire familiale
L’idée d’éclats chorégraphiques harmonieusement reliés porte aussi l’ascension de la Montagne Dorée de Louis Barreau, jeune chorégraphe qui suit, dans ce duo, le fil des Variations Goldberg de Bach : Trente danses formant un « paysage de gestes ». Les mêmes Variations font l’objet d’un solo intitulé Dolgberg (l’une des huit créations du festival), conçu et interprété par Yaïr Barelli qui confronte la dimension sacrée de l’œuvre de Bach à des univers pop et hip hop: Une traversée du temps, d’autant plus qu’il s’y ajoute une dimension personnelle, puisque Goldberg était également le nom de famille des grands-parents de Barelli, qui ont fui la Pologne pendant la seconde guerre mondiale.
Marion Lévy, ancienne protagoniste de Rosas, qui mène depuis 2009 une carrière de chorégraphe indépendante, aime à faire se rencontrer danse et théâtre. Elle présente ici sa toute nouvelle création, Training, sous le regard du clown contemporain Ludor Citrik, pour porter un regard sur la condition féminine, tout au long de la vie d’une femme qu’on verra vieillir alors qu’elle ne cesse de vouloir rester ce qu’elle n’est plus, sur un mode burlesque et jubilatoire.
Diverrès, Novalis et la liberté
Et quelle serait l’instance la plus immédiatement palpable de l’écoulement du temps, si ce n’est l’alternance entre le jour et la nuit ? Jour et Nuit donc, chez Catherine Diverrès. Cette toute nouvelle création pour neuf interprètes avance sur des extraits des Hymnes à la nuit de Novalis, grand chant romantique de la condition humaine, oscillant entre obscurité et lumière, de l’origine de la vie à la mort de l’individu.
Diverrès s’est affirmée à partir de 1983. Voilà donc une autre chorégraphe représentant la génération d’origine de la Nouvelle Danse. Ce n’est pas exactement la raison pour laquelle l’ancienne élève de feu Kazuo Ohno, cette quasi-divinité du butô, est aujourd’hui programmée à la MC de Créteil dans le cadre de Faits d’Hiver. Ce que cette génération apporte de précieux n’est pas seulement son expérience, mais surtout sa liberté d’esprit et sa volonté de travailler dans « la plus grande liberté stylistique ». Le neuf interprètes sont invités à prendre à bras le corps ces « Jour et nuit de fête, de liberté, de nostalgie, de doux délire, alternance larmes-rire… »
Fabre, Dorcas et un fait divers
Et puis, qui l’eut cru, les vingt minutes qui suffisent au promeneur pour passer de Micadanses au Théâtre de la Bastille l’amènent à tomber sur… Jan Fabre ! On est pourtant toujours dans le même festival. Un miracle ? Moins que celui qu’on attribue à l’apôtre Pierre ressuscitant Dorcas, cette couturière aussi altruiste que virtuose qui fabriquait des vêtements pour les offrir aux pauvres.
The Generosity of Dorcas est pourtant interprété par un homme (Matteo Sedda). Il n’y a donc pas évocation de la figure biblique, mais transposition métaphorique, vers les sphères de Méphisto, des limbes et l’univers de Fabre, tout simplement. Fabre rend ici hommage à son interprète, comme il l’a fait dans toute une série de solos précédents. Pas d’huile d’olive qui tombe (comme jadis pour Lisbeth Gruwez), mais des aiguilles à tricoter qui menacent de s’abattre sur Sedda. Ce qui intéressa Fabre, c’est le don de soi. Tricoter pour vêtir l’autre est une forme de danse, et le danseur se donne corps et âme.
Mémoire troublante
Mais il paraît que Fabre ait demandé bien trop de don de soi à sa troupe. Les accusations de harcèlement, y inclus sexuel, portées contre le directeur par de nombreux interprètes de sa compagnie Troubleyn sont sous investigation. Il est arrivé, en Espagne, que le public ait rendu ses places. Quelle sera la réponse des spectateurs au Théâtre de la Bastille ? Que ressent Sedda ? Dans un communiqué personnel, l’interprète assure n’avoir jamais vu chez Fabre des comportements sexistes, racistes ou autrement méprisants. Les équipes de Troubleyn se sont rencontrées et œuvrent pour un « nouvel avenir », assure-t-il, dans un « environnement professionnel permettant à tou.te.s de se sentir respecté.e.s et en sécurité. » Et voilà que le thème de la mémoire, ici très douloureuse, s’invite au festival et au Théâtre de la Bastille, à un endroit où personne ne s’y attendait.
Thomas Hahn
Faits d’Hiver, 21e édition
Du 14 janvier au 20 février 2019
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