« After » de Tatiana Julien
À Chaillot, Théâtre national de la Danse, un « After » apocalyptique signé Tatiana Julien. Quand notre modèle de vie s’effondre, la fête a-t-elle encore un avenir et sur quel pied pourrons-nous encore danser ?
On dirait qu’un tsunami est passé par là. Après une quarantaine de minutes environ, la fête s’éteint brusquement. Le décor a été saccagé en temps réel, sous nos yeux ébahis. Mais il n’y a pas eu de tsunami ni de séisme ou autre catastrophe naturelle. La destruction est l’œuvre exclusive d’une jeunesse égotique et technophile (musicalement parlant) et le vandalisme fut l’acte ultime d’un microcosme hédoniste. En costume de Tarzan, en poule ou en treillis, ils se sont livrés à leurs envies, leurs instincts, aux plaisirs de la musique, du champagne, de la chair. Et au fond du plateau, un vieux poste au petit écran brouillé transmettait les nouvelles de la pollution des océans, d’inondations et de sécheresse.
Nul ne voudrait contredire le constat. En effet, l’humanité danse sur un volcan. Elle valse, pour la dernière fois peut-être, sur le paquebot Terre. On entend la voix de Trump annonçant le retrait des États-Unis de l’Accord sur le climat et Greta Thunberg, déterminée à changer le sort de l’humanité. Pour les fêtards cependant, il ne s’agissait que d’un bruit de fond. Ils ont sombré, emportés par leur insouciance et leur envie inconsciente de se saborder.
Retour à la terre
Le vieux monde ayant succombé, il va donc falloir se réinventer. Le déluge de sable et de débris sera enroulé dans une énorme bâche noire, laissant apparaître un terrain vierge, un terreau profond et potentiellement fertile. Aussitôt, des êtres nouveaux font apparition. En effet, après l’opération table rase et l’effondrement, le retour à la nature paraît sans alternative. Trois scénarios sont proposés, histoire d’avancer... en direction du passé. D’abord, une sorte de vie sauvage avec ses faunes (dans le sens de Nijinski) et leurs cris de bêtes façon Planète des singes. Ensuite, une expérience de vie dans l’esprit des 70’s où l’on chante la liberté sexuelle et la découverte de soi, animation pour la salle incluse. Après quelques exercices de respiration, un talk show fait revivre les idées d’un retour à une vie en harmonie avec la nature, dernière lubie chez les urbains qui rêvent de tout quitter et de créer, entre autres, une « ferme participative ».
Galerie photo © Laurent Philippe
Après Soulèvement, une After bien modérée
Dans son solo Soulèvement, Tatiana Julien nous avait épatés avec son engagement sur le plateau et la profondeur de ses analyses, ses questionnements inattendus et pertinents [lire notre critique]. Pour After, elle s’est entourée d’interprètes de haut vol, mais le geste le plus déconcertant vient de la scénographie, abondante et jetable, comme pour illustrer le mode de vie consumériste qui est à l’origine du réchauffement climatique. Si After se positionne tel un nouveau manifeste de la compagnie C’Interscribo, par un questionnement du corps dans l’effondrement actuel du système productiviste, la pièce démontre, humour à l’appui, qu’actuellement tous les modèles disponibles sont voués à l’échec. Face à ce constat, sur quel pied danser ? La chorégraphe n’en sait pas plus que nous tous et on se demande si on découvre ici une Tatiana Julien satirique, moraliste ou fataliste...
Galerie photo © Hervé Goluza
Quelle vie, quelle danse dans l’après ?
Penchons plutôt pour voir dans After un questionnement plus terre à terre, mais quelque peu convenu : Après la fin programmée du monde actuel, comment voulons-nous vivre ? En mode survie, en mode plaisir ou en mode labeur ? Sur chaque scénario, la chorégraphe porte un regard distancié et amusé. « After, c’est le dépôt de la fête, le vieux souvenir un peu sale des corps transpirants, du plaisir cynique qu’on avait pris à l’outrance. C’est danser coûte que coûte pour enterrer l’ancien monde, détruire dans l’ivresse le théâtre, foudroyer les murs, ouvrir un nouvel espace encombré de débris et de tas. » Constat remarquable pour celle qui, en créant Turbulence en 2018, nous avait entraînés collectivement dans une fête comme en n’en vit que rarement en danse contemporaine, dans la Sainte-Chapelle du Château de Vincennes. [lire notre article] C’était suivi de Soulèvement, à l’énergie toute aussi festive. Aucun doute: Aujourd’hui Tatiana Julien se met à douter. La fête serait-elle terminée? On ne le sait pas encore, mais avec After, elle vient peut-être de boucler une trilogie consacrée à la fête.
Quelle écologie chorégraphique ?
Quant à son désir, concernant After, « de proposer une alternative, une ouverture, un futur autre que la singerie absurde du primitif, du retour nostalgique aux origines, à la nature, à une biodiversité réinventée », on reste en attente de cette proposition, tout en goûtant toute sa délirante « singerie », justement parce qu’on ne songe nullement à souscrire à l’idée qu’un.e artiste doive nous apporter des solutions sur un plateau. Ceci vaut pour After avec son décor saccagé comme pour certaines créations d’autres chorégraphes qui se veulent écologiquement irréprochables, jusqu’à renoncer aux voyages en avion ou produire sur le plateau l’énergie consommée au cours de la représentation. Et si le message le plus écologiste de la danse ne se trouvait pas dans un déluge d’images, de mots ou de thèses, mais tout simplement dans des corps reliés à une sensibilité universelle, nous rappelant que la vie ne se définit pas par des actes de consommation ?
Thomas Hahn
Spectacle vu le 11 février 2021 (représentation réservée aux professionnels), Chaillot Théâtre national de la danse
conception et chorégraphie :Tatiana Julien
interprétation : Mathieu Burner, Sidonie Duret, Julien Gallée Ferré, Clémence Galliard, Anna Gaïotti, Florent Hamon, Gurshad Shaheman et Simon Tanguy
scénographie : Julien Peissel
création musicale et sonore : Gaspard Guilbert
création lumière : Kevin Briard
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