Paris l’été: « Balabala » d’Eko Supriyanto
Après Cry Jailolo, la nouvelle vedette de Jakarta a présenté sa dernière création à Paris. Où cinq jeunes Indonésiennes revisitent une danse de combat masculine.
Jailolo respire, sur terre et sous les eaux. Car dans Balabala, Eko Supriyanto donne la parole aux femmes. Après Cry Jailolo (montré en novembre 2016 au Musée du Quai Branly - notre article : , pièce pour sept garçons, il dirige ici un quintet exclusivement féminin, issu du même village de pêcheurs aux îles Moluques. Jailolo! Dépouillé à l’extrême, Balabala est une pièce de combat, symboliquement et chorégraphiquement, au sens concret du terme. Une pièce à l’histoire extraordinaire.
Cette danse a failli mourir
Car Supriyanto détourne, déconstruit, ralentit, étend et élargit ici une danse de combat du peuple Tobaru. Cette danse est le Jakalele, a priori réservé aux hommes. « Dans la tradition, c’est le plus âgé qui prépare ainsi les hommes à la guerre, au combat ou à la chasse. Mais après les purges par le régime communiste des années 1960, qui peuvent rappeler les campagnes d’extermination de Pol Pot au Cambodge, le pays manquait d’hommes. » Pendant une brève période, cette danse a survécu grâce aux femmes, et ça a laissé quelques trace. Un jour Supriyanto trouve une vieille photo en noir et blanc, montrant une femme dansant du Jakalele. Dans la foulée, le chorégraphe forge un projet autour du village de Jailolo, où il ira vivre pendant cinq ans et se lance dans une recherche, une quête.
Les recherches aboutissent: Supriyanto réussit à identifier la femme sur la photo, aujourd’hui sexagénaire. Il veut travailler avec elle, mais se heurte au refus du chef de sa communauté qui la dit indispensable à la vie au quotidien. Aussi Supriyanto se concentre d’abord sur son travail pour Cry Jailolo. Puis, il réitère sa requête: « J’ai demandé si cette femme pouvait enseigner le Jakalele à quelques filles de Jailolo. Et cette fois, la réponse a été positive. »
Bala, et le geste
Voilà donc une femme qui transmet à des filles une danse guerrière réservée aux hommes! Le message est fort, même si Supriyanto tempère: « Je ne le fais pas par militantisme, mais parce que ce travail me rapproche de ma mère, aujourd’hui décédée, et de ce qu’elle a vécu. » Et pourtant, le titre est en soi un cri, une revendication: « Le terme de bala désigne un message adressé par une femme, généralement la mère, à sa famille. Mais la femme ne peut mettre en cause les décisions des hommes publiquement. » Si le titre est un geste, ce geste s’incarne aussi sur le plateau: Le bras levé, le poing serré - mais vers soi-même. « Je l’ai souvent vu chez ma propre mère, et l’une des danseuses le connaît bien de chez la sienne. Il contient toute la colère retenue de la femme, qui vit dans l’impossibilité à se faire entendre, sauf entre femmes. »
Ce que l’on apprend chez Ponifasio
Supriyanto a lui-même été interprète chez Lemi Ponifasio, le chef spirituel samoan, chorégraphe de renommée mondiale et défenseur des sans-voix polynésiens [notre article et notre entretien]. Qu’a-t-il appris chez lui? « Il m’a fait comprendre pourquoi nous créons de la danse, ainsi qu’à travailler avec la culture, le rythme de la vie et les saveurs d’une île, et comment on travaille avec les gens d‘une communauté. » Comme les interprètes de Ponifasio ou les garçons de Cry Jailolo, les filles de Balabala n’étaient pas des danseuses professionnelles au départ. Elles représentent leur communauté, et avant tout sa part féminine, ou encore, les composantes « masculines » chez les femmes. Mais ce qui frappe plus que les unissons, les regards de bêtes ou de fantômes, plus que les tremblements collectifs et parfois la joie de danser, plus que les envols suggérés, c’est l’esprit collectif et totalement investi dans un rituel dont on mesure toute l’importance, même s’il ne s’agit plus de préparer les hommes à une bataille.
Plongée dans l’avenir de la danse
« Le Jakalele est aujourd’hui dansé dans des cérémonies officielles ou pour les touristes qui apprécient ses qualités esthétiques », avoue Supriyanto, content de donner un nouveau souffle à une tradition vidée de son sens initial. « A Jarkata et ailleurs, Cry Jailolo et surtout Balabala déclenchent des débats autour de l’identité des genres et le rôle de la femme en Indonésie. » Et il prépare la première d’une nouvelle pièce qu’il interprètera lui-même, en première mondiale à De Singel d’Anvers, en octobre prochain, un solo dans lequel il entend tirer les conclusions de son expérience à Jailolo, sur terre et sous l’eau, en quasi-apesanteur, étudiant les effets de cet état sur le corps et la danse. Un solo d’une heure qui s’appellera Salt, en conclusion d’une trilogie qui l’aura propulsé dans l’orbite des festivals européens ainsi qu’en apnée, selon sa nouvelle devise: « L’avenir de la danse est sous-marin ». Et Jailolo ne pleure plus, elle respire...
Thomas Hahn
Spectacle vu au Lycée J. Decour, le 5 août 2017, 1ere édition du festival Paris l’été
Chorégraphe : Eko Supriyanto
Avec : Yimna Meylia Meylan Runggamusi, Siti Sadia Akil Djalil, Yezyuruni Forinti, Mega Istiqama Arman Dano Saleh, Dian Novita Lifu
Musique : Nyak Ina Raseuki
Création lumière : Iskandar K. Loedin
Présence artistique : Arco Renz
Création costumes : Oscar Lawalata et Erika Dian
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