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Le 2e programme de saison du Ballet de Lorraine

Les deux pièces de ce deuxième programme du Ballet de Lorraine nous parlent du passé, du présent et du futur d'une jeunesse nous entraînent dans des questionnements contradictoires actuels.

Dans Instantly Forever (Instantanément pour toujours) Petter Jacobsson et Thomas Caley pointent dans leur ligne de mire la danse, éphémère car disparue sitôt qu’apparue dans l’instant, mais immortelle dans sa pratique qui se transmet de corps en corps depuis toujours.

Sur la Symphonie en trois mouvements d’Igor Stravinsky c’est dans une sorte de déferlante impressionnante que les vingt-deux danseuses et danseurs arrivent sur le plateau. S’installant en regardant à jardin, comme si cette pièce ne nous était pas destinée, ou prenait ses racines dans un autre temps, la multiplicité des plans de cette chorégraphie subtile nous éblouit. Au sens propre comme au sens figuré, car le tapis réfléchissant et les formidables éclairages d’Eric Wurtz projetés sur des tubes métalliques donnent un effet miroir surprenant.

Galerie photo © Laurent Philippe 

Mais plus surprenant encore est la façon dont l’écriture creuse l’espace, lui conférant une profondeur de champ inattendue, ménageant des puits de lumière, inventant une réflexion imaginaire qui projette toutes sortes de souvenirs de danse sur l’écran de nos mémoires. Bien sûr, la Symphonie de Stravinsky, dont on n’entendra que le premier mouvement, incite à ces réminiscences, puisqu’elle-même n’est composée que d’extraits, soit de pièces anciennes (on entend une phrase du Sacre du printemps ou de Petrouchka, par exemple), mais aussi de musiques pour Hollywood jamais utilisées. Ce qui entraîne une certaine narrativité. Composée à son arrivée à New York en 1946, il y a quelque chose, dans cette partition qui infuse la danse, de l’énergie de ces corps urbains américains de l’après-Guerre, de ce goût du déplacement rapide dans des espaces ouverts qu’un Cunningham n’aurait pas reniés et dont on entend l’écho dans West Side Story...

C’est donc chargé de toutes ces histoires qu’Instantly Forever déploie toute sa richesse chorégraphique, pétrie de ses multiples influences, de sa dynamique en forme de ressac, sa gestuelle virtuose, qui n’hésite pas à propulser les danseurs dans toutes les directions, déplier une écriture contrapuntique luxuriante, générant un effet de diffraction très prenant pour le spectateur. C’est un chaos formidable, une clameur des corps, taillée comme un diamant : au millimètre près. Poussant au maximum cette individuation radicale qui finit par faire danser à chacun un mouvement différent, tout en conservant un tempo implacable qui oblige le groupe à se fondre sur un même rythme, la pièce se dirige subtilement vers sa seconde partie.

Galerie photo © Laurent Philippe 

En effet, dans celle-ci, sur Pulse I et II extraits de Music for 18 musicians de Steve Reich, les interprètes reviennent de face, avec leurs propres visages reproduits sur leurs T-shirts. Plutôt que l’engouement collectif les individus se distinguent. Tout du moins dans un premier temps. Mais bientôt, des unissons – impossibles dans la première partie – se dessinent. Enchevêtrements, soubresauts, portés hallucinants émaillent cette seconde partie, mais plus le mouvement ralentit, plus leur identité prend de l’importance au sein du collectif qui s’agglutine, forme une sorte de vague, sature l’espace. Car cette jeunesse bouillonnante est celle de notre époque, tiraillée entre la débauche d’images et l’affirmation de soi, entre avatars et authenticité. Impossible de résister à l’ironie consistant à associer cette musique « contemplative » de Reich à la gestuelle volontairement désordonnée de la chorégraphie. Si Petter Jacobsson et Thomas Caley parviennent à nous entraîner avec délicatesse dans ces questionnements contradictoires actuels, c’est aussi le propos de Marco Da Silva Ferreira avec A Folia.

Galerie photo © Laurent Philippe 

Utiliser ce thème des Folies d’Espagne, retravaillé par Luis Pestana, que l’on doit à Arcangelo Corelli et dont il existe plus de cent cinquante variations dans la musique occidentale, à commencer par l’ouverture de ce ballet, à savoir ce célèbre Music for the Funeral of Queen Mary de Henry Purcell, est une excellente idée. La Folia trouve son origine dans des danses rurales portugaises rapides, liées à des rites de fécondité, où l’on portait sur les épaules des hommes déguisés en femmes. Elle vient aussi du mot « fole » – soufflet et d’un contexte social du XVe siècle où la mélancolie n’a d’égal que la folie des corps. S’inspirant donc de cette pléthore de métaphores qu’il acclimate à notre monde contemporain, il livre une pièce joyeuse, explosive, où Krump et hip-hop jouxtent pas traditionnels, clubbing, et vélocité quasi baroque, où les danses serrées-collées s’arriment à la vigueur populaire. On n’aurait pas pu rêver création plus complémentaire à Instantly Forever

Galerie photo © Laurent Philippe

Aux costumes conceptuels très chic en noir et blanc de Brigit Neppl, répondent les couleurs exubérantes d’Aleksandar Protic, à l’abstraction succède une narration affirmée – parfois appuyée – à l’écriture entrelacée de Jacobsson et Caley s’opposent les unissons massifs de Marco Da Silva Ferreira. Rapidité d’exécution époustouflante, énergie à tout casser, euphorie percutante marquent les corps vibrants. Bien sûr, on retrouve chez Ferreira ce mélange de style punchy à la mode qui caractérisent La Horde, ou Cogitore et autres... Toujours est-il que l’excellence des danseuses et danseurs du Ballet de Lorraine qui passent aussi allègrement d’un style à l’autre impressionne.

Agnès Izrine

Vu le 7 mars 2024 à l’Opéra national de Nancy.

Instantly Forever. Chorégraphie : Peter Jacobsson et Thomas Caley. Musiques : Igor Stravinsky, Symphonie en trois mouvements(1946) – Premier mouvement et Steve Reich, Music for 18 Musicians – Pulses et Pulses II(1974-1976). Lumières : Eric Wurtz. Costumes : Birgit Neppl, réalisés par l’Atelier costumes du CCN-Ballet de Lorraine. Répétitrice : Valérie Ferrando.

A Folia. Chorégraphie : Marco da Silva Ferreira. Musique : Luis Pestana, inspirée de la musique d’Arcangelo Corelli, ViolinSonata in D minor La Folia, Op. 5 N°12. Lumières : Teresa Antunes. Costumes : Alessandra Protic. Assistante chorégraphique : Catarina Miranda. Répétitrice : Valérie Ferrando.

Artistes chorégraphiques du Ballet : Jonathan Archambault, Alice Aubert, Alexis Baudinet, Malou Bendrimia, Charles Dalerci, Inès Depauw, Mila Endeweld, Angela Falk, Nathan Gracia, Inès Hadj-Rabah, Laure Lescoffy, Valérie Ly-Cuong, Andoni Martinez, Afonso Massano, Lorenzo Mattioli, Clarisse Mialet, Elisa Rouchon, Céline Schœfs, Gabin Schoendorf, Lexane Turc, Marc Twining, Luc Verbitzky

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