Les frères Ben Aïm créent à Suresnes Cités Danse : Entretien
Christian et François Ben Aïm ouvrent cette 33e édition de Suresnes Cités Danse avec une création pour dix interprètes, Tendre Colère. L’occasion de leur demander de nous dévoiler quelques uns de leurs secrets de fabrication…
DCH : Votre création s’intitule Tendre colère. Pourquoi ce titre ?
François Ben Aïm : Depuis le travail que nous avons mené sur Facéties, avec une écriture du décalage, tissée d’un certain abandon, nous avons développé une sorte de technique que nous appelons « le dessaisissement », le hors de soi. Ces notions nous ont amené à explorer différents états, énergies, modes gestuels. Bien sûr, quand on imagine « être hors de soi » la colère vient en premier, mais aussi un état moins attendu d’abandon, une forme de renoncement, presque d’attendrissement de la matière « corps ». C’est pourquoi il nous semblait important d’adjoindre au titre cette double polarité.
Christian Ben Aïm : Le côté très opposé, paradoxal nous intéressait également, car ces forces contraires nous traversent en permanence, par fulgurances, avec un curseur émotionnel très varié, qui finalement bouscule le corps par ce désir d’action, de réaction, d’engagement personnel envers le monde, envers soi-même, tout en ressentant l’envie d’abandonner, de relâcher, de laisser faire. Ce sont des pensées ou des désirs multiples, des sensations que chacun peut éprouver au quotidien.
François Ben Aïm : Ces énergies nous font évoluer sur un fil, passer de l’explosif, de l’exubérance, du débordement, et l’instant suivant, glisser dans une l’absence totale de force, la mollesse, un endroit de douceur. D’une certaine façon, aussi opposées soient-elles, ces perceptions ne sont pas si lointaines. Et bien entendu, nous ne cherchons pas à représenter la colère, mais nous explorons un jeu, une forme d’abstraction, et d’émotions indicibles que seul le corps peut exprimer dans leur pluralité. Ce sont presque des enjeux physiques de pression, de décompression, de tensions internes qui demandent une échappatoire… Et ce qui était capital pour nous, était de voir comment cette écriture se déploie dans le groupe de façon chorale car il y a dix danseurs et danseuses au plateau. Car si notre travail fait appel à la singularité des interprètes, cette fois, il s’agissait de trouver un dénominateur commun.
DCH : En quoi est-il important pour vous d’augmenter le nombre de vos interprètes au fil de vos créations ?
Christian Ben Aïm : C’est la première fois que nous travaillons avec un groupe aussi important, et c’était pour nous un défi. Notamment de définir un nouveau langage choral, ainsi que de se questionner sur la puissance et le pouvoir d’être ensemble, de faire corps commun, de pouvoir affronter en chœur des contradictions, comme le fait d’être tiraillés par toutes sortes d’affects antinomiques. Et curieusement, la communauté peut prendre en charge ces divergences, tout en les dépassant, et même parfois réconforter, créer du lien. Et c’est le fond de notre propos dans Tendre colère, comment faire face au chaos du monde, à un certain désarroi, comment faire intelligence commune. Ou comment faire front à des situations complexes.
François Ben Aïm : Pour répondre à la question sur le nombre d’interprètes, il y a pour nous une cohérence naturelle dans le fait de passer des six de Facéties aux dix de Tendre Colère, même si le nombre commençait à exister. Mais il est vrai que nous nous sommes attachés à faire exister une nouvelle physicalité telle que nous l’évoquions, de pouvoir distribuer au groupe les qualités d’apparition d’un corps déstructuré, décalé, emporté, qui semble ne plus se maîtriser totalement. Donc c’est vraiment le passage de l’individu à cet état physique, collectif, qui était notre cible.
DCH : Comment avez-vous travaillé ces différents états avec vos interprètes ?
Christian Ben Aïm : Ce n’est pas simple. Nous avons travaillé sur la notion de non-volonté ou comment inviter chacun à abandonner certaines habitudes ou réflexes, interroger une forme de non-représentation de soi-même. De ce fait nous avons mis en place plusieurs étapes de recherche, à travers différents biais, comme le fait de tenir sur son axe plutôt par l’alignement du squelette que par la contraction musculaire et comment ce squelette peut se mouvoir de façon à laisser libre la colonne vertébrale, le cou, la nuque, la musculature, sans pour autant ressembler à des pantins désarticulés. En tout cas créer une disponibilité du danseur ou de la danseuse qui leur permette d’être dans un endroit d’imprévu, d’un possible jaillissement, ou d’un déplacement, ou peut répondre à des sensations inconnues.
François Ben Aïm : Cette recherche d’un état où la volonté est gommée nous aide à accéder à d’autres sources d’initiation du mouvement, d’autres idées de la projection, ce qui conduit à une chorégraphie plus fine, plus subtile, car elle vient toucher des inscriptions corporelles, elle apporte une autre qualité gestuelle, une nouvelle habileté des interprètes.
DCH : Dans Facéties, vous montriez un côté absurde et humoristique. Conservez-vous cette dimension de votre travail dans Tendre colère ?
Christian Ben Aïm : Nous sommes plus graves. Mais il est certain que les états de corps, de relâchement, d’abandon peuvent engendrer une certaine dérision, ou une légèreté.
DCH : Êtes-vous en colère ?
Christian Ben Aïm : Nous essayons de l’être tous les jours. Mais il faut avouer qu’il est difficile de faire autrement. La colère est une réaction face au monde, face des politiques, des non-choix, mais aussi par rapport à nous-mêmes, à notre potentiel, notre puissance et notre impuissance.
François Ben Aïm : Mais derrière se pose la question de quel engagement, quelle réaction. Nous sommes devant une multitude de défis, et parfois, nous avons l’impression de ne pas pouvoir agir, même avec la meilleure des volontés, nous ne trouvons pas toujours les moyens adéquats. Et ici, nous avons la chance de pouvoir combattre des idées ennemies, mais nous ne sommes pas un pays en guerre. Mais la dimension guerrière est à nos portes et nous nous sentons concernés même si nous n’avons pas engagé le combat, et que nous sommes préservés de ces événements majeurs qui sont proches de nous.
Christian Ben Aïm : Il se peut que la tendresse soit une réponse à cette colère, si on arrivait à l’élargir dans les cœurs de chacun, nous aurions peut-être plus de paix, de tranquillité, d’intelligence.
François Ben Aïm : Peut-être y-a-t-il chez nous une forme de naïveté assumée. Car la tendresse se joue dans les corps. Comment renoncer à une forme de dureté, trouver un environnement propre à une plasticité plus bienveillante ?
Christian Ben Aïm : Je pense que nous devons garder cette forme d’utopie-là, cette force. Cette notion de partir au combat a été une espèce de métaphore et une réflexion un peu symbolique pour nous tout au long de la création. Nous avons d’ailleurs travaillé la figure de Don Quichotte, avec cette dimension d’un rêve de combat imaginaire, de désir d’un autre monde. est symbolique dans la pièce.
DCH : Quels sont vos choix musicaux pour cette création ?
François Ben Aïm : Nous avons eu un coup de cœur pour Patrick de Oliviera, un compositeur qui vient plutôt de l’électro et a de nombreuses cordes à son arc. Nous avons senti que son écriture avait un souffle, un flux, une énergie à la fois de l’ordre de la pulsation et un effet d’entraînement qui confine parfois à la transe, parfois à une sorte de lente maturation, comme une chose qui grandit ou s’expand tout en réussissant à le faire dialoguer avec des inspirations de musiques du monde, une influence de différentes cultures, horizons, pays, pour venir colorer sa partition et créer un son universel qui nous emporte, avec une rythmique entraînante.
Christian Ben Aïm : Et la dualité que nous développons chorégraphiquement e retrouve dans la musique, dans ces deux lignes de vie, dans cette dynamique, avec des moments d’une grande douceur, de nostalgie dans les tonalités employées. En tout cas c’est une composition très envoûtante qui tient une grande place dans notre création. Tout comme les lumières de Laurent Patissier, l’éclairagiste qui nous suit depuis plus de quinze ans.
DCH : Que représente pour vous le fait d’être artistes associés au Théâtre de Suresnes Jean-Vilar ?
François Ben Aïm : C’est un bel accompagnement. Nous sommes artistes associés et en résidence sur deux saisons. Le Théâtre de Suresnes intervient à trois niveaux : le soutien à la création, avec la production de Tendre Colère et un accompagnement logistique et technique important sur les deux dernières semaines de finalisation ; la diffusion, puisque nous aurons présenté huit pièces tout format, y compris Ô mon frère qui a vingt ans et que nous continuons à tourner ; et un dernier volet d’actions artistiques sur tout le territoire, avec des interventions dans le champ social, des masterclass, en partenariat également avec le Conservatoire de Suresnes. Mais, faire en sorte que la danse puisse toucher toutes sortes de publics afin qu’elle puisse ne plus être la parente pauvre du spectacle est fondamentalement dans notre ADN.
Propos recueillis par Agnès Izrine
"Tendre Colère " Théâtre de Suresnes Jean Vilar Du 10 au 12 janvier 2025.
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