Entretien avec Liz Santoro et Pierre Godard
Pierre Godard et Liz Santoro : « Frotter le texte et le mouvement, dans une conversation ouverte »
Pierre Godard et Liz Santoro sont artistes associés à l’Atelier de Paris / CDCN. Après Relative Collider (2014) et For Claude Shannon (2015), ils y créeront, les 17 et 18 Novembre, leur nouvelle pièce, Maps. Soit une poursuite de leurs expériences entre mediums texte et danse ; leurs liens sous-jacents, leurs ouvertures imprévues.
Danser Canal Historique : Dans le titre Maps, une fois traduit en français, on entend le mot "carte" énoncé au pluriel. Un spectateur, une spectatrice de danse peuvent aisément se représenter le mouvement sous une forme cartographique, comme la saisie de son déploiement dans l'espace du plateau. Or, dans Maps, vous introduisez un deuxième plan cartographique : celui du langage, dans sa façon de s'inscrire dans des zones identifiables du cortex cérébral. Pouvez-vous préciser cela ?
Pierre Godard et Liz Santoro : Cette idée est née à la lecture d’un article paru l’année dernière dans la revue Nature (« Natural speech reveals the semantic maps that tile human cerebral cortex ». Huth et al., 2016.) . Cette étude proposait un modèle de cartographie du système sémantique dans notre cerveau. Certaines zones de celui-ci semblent répondre de manière sélective à des domaines particuliers (par exemple : des mots relatifs aux couleurs, ou aux animaux, ou aux outils). Nous avons perçu dans ce travail la possibilité de penser le langage comme le déploiement d’une activité neuronale dans un espace, celui de notre cortex, et de placer ainsi texte et mouvement dans un référentiel commun. Maps utiliserait l'espace à la manière d'une grammaire commune pour le mouvement et pour le texte.
DCH : Quelle relation cherchez-vous à mettre en œuvre entre une cartographie du mouvement déployé dans l'espace, et cette autre cartographie, qui est celle du langage inscrit dans le cortex cérébral ?
Pierre Godard et Liz Santoro : La coexistence des deux médiums dans un référentiel commun constitue une nouvelle manière pour nous d’envisager la recherche d’un dialogue entre le travail du texte et celui du mouvement. Cette recherche anime notre démarche depuis nos débuts. Ce dialogue trouve son origine dans la singularité de nos parcours respectifs au théâtre et dans la danse. Mais il s’ancre plus encore dans un désir méthodologique d’échapper à la logique de la catégorie, en procédant par analogie et par hybridation. C'est une stratégie exploratoire.
Dans d’autres pièces, nous avions mis en place des mécanismes de transfert du mouvement vers le texte (notre pièce Relative Collider, en 2004), ou réciproquement (For Claude Shannon, 2015). Avec le principe d’espace commun que nous venons d'évoquer, ces mécanismes de transfert ne sont plus nécessaires. Dans Maps, ces activités ont désormais lieu, sur le plan compositionnel, au même endroit.
DCH : En quoi cela fait enjeu chorégraphique ? De quelle manière mettez-vous en œuvre cette relation entre cartographie du plateau et cartographie du langage ?
Pierre Godard et Liz Santoro : Cette relation permet de trouver des principes d’équivalence ou de dépendance dans la composition de la pièce. Par exemple : une danseuse interprète une information textuelle qui lui est fournie comme appartenant à la catégorie sémantique, disons, de la violence. Cette catégorie sémantique correspond, elle-même, à une zone bien définie du plateau. Pour la danseuse, cela va déterminer une série de décisions d’espace et de mouvement. Et cette série sera à son tour visible et interprétable par les autres danseurs. Ce principe commun va devenir, par addition, une sorte de discours, une conversation de mouvement, entre les interprètes.
DCH : Quel travail particulier sur le mouvement dansé, en a-t-il découlé pour les interprètes de Maps ? Et quel travail de composition chorégraphique ?
Pierre Godard et Liz Santoro : Il y a au moins deux strates. D'une part, un principe structurel et séquentiel induit un nombre variable de transferts de poids dans un temps donné (un, deux, trois, puis trois, deux, et un). Cela provient de notre exploration d’une illusion d’optique appelée Mouvement Tusi (du nom de l’astronome et mathématicien persan du 13ème siècle Nasir al-Din al-Tusi). Deuxième strate : la fabrication d’un "glossaire" de mouvements compatibles avec ce principe structurel. Ce "glossaire" de mouvements provient d’une sorte d’histoire collective de nos corps (références historiques à la danse, tendances naturelles, inclinations diverses).
Nous appelons les mouvements types de ce glossaire des "espèces" (species). La composition chorégraphique s'appuie sur les micro-structures constituées par ces séquences d'espèces. Nous les désignons comme ecosystems, paramétrés par des niveaux d'énergie et d'entropie (soit le caractère prévisible ou non de la séquence, niveau d'ordre et de désordre) particuliers.
La composition s’organise autour de ce que nous appelons des époques (epochs) correspondant à une projection sémantique particulière choisie par les danseurs à partir d’un mot projeté sur le public. Mais à l’échelle de la pièce, qui sera une chronologie – une série d’époques – , le principe de composition réside dans la définition d’une grammaire pour la conversation entre les corps, évoquée plus haut.
A la sémantique, nous ajoutons une syntaxe en quelque sorte. Cette syntaxe correspond à des fonctions (par exemple : construction d’écosystèmes de mouvement, fusion éventuelle au sein du groupe, déplacement collectif, accélération, etc.).
DCH : Il ne manque pas de pièces chorégraphiques pour travailler les liens possibles entre texte et danse. En quoi votre approche se singularise, à cet égard ?
Pierre Godard et Liz Santoro : Il existe des pratiques d'écriture croisée entre un écrivain et un chorégraphe, imprégnées d'une culture littéraire. On peut songer aussi à l'importante tradition de danse-théâtre, dans laquelle le mouvement dansé prend en charge une dimension dramaturgique que pourrait porter un texte théâtral.
Ce que nous tentons de faire est très différent. Nous ne visons pas à conjuguer le texte et le mouvement selon des logiques de complémentarité, d'ordre esthétique. Nous explorons ce qui différencie le texte et le mouvement en tant que mediums, tout en recherchant aussi leurs éléments sous-jacents communs. Nous en frottons leurs matières, l'une contre l'autre. Cette friction crée des porosités, des glissements. Cela rend possible la construction de structures hybrides, déréglées, impures. Incertaines.
DCH : Votre travail prend en charge une analyse fouillée de développements technologiques parmi les plus récents, et exigeants, touchant notamment à l'intelligence artificielle. Pour autant, ce qui se déroule sur le plateau de Maps ne semble pas ressortir à la catégorie "danse et technologie". Dans l'activation du plateau, le maniement direct des technologies en lien avec le geste dansé ne compte pas parmi vos enjeux majeurs. On décèle plutôt une opération de transfert de notions et de perceptions.
Pierre Godard et Liz Santoro : Nous cherchons en effet à échapper à une invasion technologique du plateau. En tout cas, nous ne laissons pas la technologie faire écran au questionnement de la nature de l’information et de l’attention qui peuvent s’échanger entre les spectateurs et les interprètes ; ni à notre tentative de proposer de nouvelles formes, qui mettent en jeu la question concrète et mystérieuse du corps dans le dispositif de la représentation, vue comme un micro-modèle, peut-être utopiste, de société. De ce point de vue, nous avons besoin d’avoir une pensée critique et sensible de la technologie, qui pénètre aujourd’hui très profondément la société. Nous n'avons pas à en donner le spectacle, qui a déjà lieu partout.
DCH : L'activation de Maps en scène passe par la projection de mots de taille géante sur le public, ainsi transformé en écran qu'observent les danseurs, et auxquelles ils réagissent. Que recherchez-vous avec ce procédé ?
Pierre Godard et Liz Santoro : C’est une autre tentative de donner une valeur d’espace au langage, que de déployer la forme des lettres sur le public. Et de donner au public-écran un statut très clair d’acteur de l’expérience qui aura lieu. Et enfin de créer une sensation du texte qui ne soit ni auditive ni visuelle (au sens de la lecture). Nous ne savons pas encore si nous arriverons à rendre cette projection effective et si elle pourra avoir lieu de cette manière-là.
DCH : Certains observateurs de vos pièces précédentes ont cru pouvoir y déceler, et de leur point de vue déplorer, la prévalence d'un cadre scientifique rigoureux, qui oeuvrerait au détriment de l'incarnation dansée. Un malentendu ?
Pierre Godard et Liz Santoro : Si c’est le cas, c'est en effet un malentendu, du point de vue des enjeux, des obsessions, des plaisirs qui sont les nôtres dans la conception de ces pièces. Nous cherchons en effet à fabriquer de la complexité, du multiple, du déséquilibre, à déjouer les forces qui ont tendance à simplifier le réel. Notre goût, que vous évoquez, pour une certaine forme de rigueur provient principalement du vertige qu’elle est à même de révéler. Elle opère comme un microscope qui amplifie des désordres plus secrets, celui d’un battement de cil ou d’un tremblement, d’un très léger retard, d’une particularité anatomique de la main, etc.
Nos préoccupations sont en définitive presque exclusivement des préoccupations liées à ce que vous appelez l’incarnation dansée ! Pour autant, nous cherchons à produire des formes qui demandent au spectateur d’entrer activement dans un dialogue. Nous nous interdisons de penser pour lui, de manipuler son espace perceptif afin de produire des effets contrôlés. Et c’est donc rassurant qu’il y ait des malentendus, des lignes de partage, des perceptions radicalement différentes de ce que nous mettons en jeu.
DCH : A travers vos expérimentations, vous assurez vouloir contribuer au fait de déranger, voire détruire certains mécanismes qui entretiennent l'ordre établi. En quoi cela consiste t’il ?
Pierre Godard et Liz Santoro : Peut-être y a-t-il déjà plus haut des éléments de réponse à cette question. Nous tentons de déranger certaines de nos hiérarchies perceptives, de questionner le plus systématiquement possible l’efficacité du mode spectaculaire, et de nous abandonner au risque de l’expérimentation. Expérimenter, c'est prendre le risque d'un résultat imprévisible. Ce qui semble minimaliste peut devenir baroque si l’on s’approche un peu, une répétition aride peut se transformer soudain en obsession sensuelle, des voix peuvent apparaître dans un drone musical dont elles sont pourtant absentes.
Ce qui entretient l’ordre établi, c’est la logique de la catégorie, du tiers exclu, du stéréotype, du déjà pensé, du réflexe, du tropisme, de l’illusion de la stabilité des critères esthétiques ou moraux. C'est la reconduction de toutes les oppositions qui ne sont pas productives parce que bâties, en négatif, sur des lignes de pensée identiques. À notre échelle, peut-être dérisoire, nous tentons obstinément de résister à cela.
Propos recueillis par Gérard Mayen
Le 5 novembre 2017 (à douze jours de la première de Maps
Entretien réalisé dans le cadre de l’accompagnement des compagnies de l’Atelier de Paris / CDCN
Le 17 et 18 novembre à l'Atelier de Paris, CDC
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