Avignon : La 42e édition des Hivernales
Du Palais des Papes à l’Opéra Confluence, des esthétiques très variées questionnent nos conflits et notre aspiration à la liberté.
La liberté, les libertés, et les menaces qui les assaillent deviennent, inévitablement, un enjeu de réflexion qui sous-tend la création chorégraphique. Car sans liberté de s‘exprimer, point de danse. « En préparant cette 42e édition, nous avons été attentifs aux différentes formes et esthétiques », écrit Isabelle Martin-Bridot qui dirige le CDCN Les Hivernales.
Mais en creux, on peut ici suivre un fil qui nous parle soit de la liberté de la danse comme langage artistique, soit des menaces qui pèsent sur nos libertés civiques et intellectuelles, face aux défis écologiques, sociaux et politiques dans un monde de plus en plus restrictif.
Paola Stella Minni et Konstantinos Rizos vont directement à la source des conflits. Silver, l’une des créations de ces Hivernales, est un duo qui se penche sur le conflit entre lois de la cité (ou intérêts économiques) et lois morales (ou respect des ressources naturelles), à l’exemple du conflit qui divise Antigone et Ismène, mais aussi à l’aune du meurtre d’Abel par Caïn. « Le premier meurtrier de l’humanité », soulignent-ils et ce meurtre originel semble retentir jusqu’à aujourd’hui. De quoi libérer Eve, Ismène, Médée et autres femmes d’histoire(s) des accusations qui pèsent sur elles.
Danser nos libertés assiégées
Pierre Pontvianne parle de terreur, d’effet de choc, de chute, d’un « mouvement inéluctable » dans l’accumulation d’attentats, de catastrophes et de menaces qui semble aller en s‘accélérant. Paul Virilio, penseur des accidents inévitables, aurait adoré. Janet on the roof est un solo pour Marthe Krummenacher, danseuse d’une prestance exceptionnelle, dans une pièce qui thématise l’inéluctable [lire notre critique].
La Ribot et Mathilde Monnier, mises en scène par Thiago Rodrigues, s’adressent aux jeunes d’aujourd’hui, à la génération Greta, dans « une réflexion sur une humanité qui court à sa perte », pour tenter d’éviter la catastrophe et pour pouvoir continuer à rêver [lire notre critique]. Quand une génération doit supplier d’un Please Please Please pour qu’on veuille bien entendre son inquiétude, elle est tout sauf libre.
Et puis, Les Hivernales accueillent Salia Sanou et Abd Al Malik avec Le Jeune Noir à l’épéede [lire notre critique], où ils abordent la problématique sociétale des banlieues, de la prison, du racisme et de la « barbarie des frontières ». Comme pour entrer en dialogue avec lui, Fouad Boussouf consacre sa nouvelle création, une coproduction du CNDC Les Hivernales, aux divas de la chanson arabe, et en particulier à Oum Kalthoum. Où on revient, automatiquement, à un monde arabe bien plus libre qu’aujourd’hui car l’intime n’y était pas encore colonisé par les intégrismes.
Le choix de la contrainte
Pour aller dans le sens de l’autodétermination de la danse et du corps, on peut au moins exercer son libre arbitre en définissant soi-même les contraintes à partir desquelles on travaille. Dans cet esprit, on retrouve Marthe Krummenacher avec l’intrigant Ether de Philippe Saire [lire notre critique] où la contrainte spatiale et lumineuse crée un jeu entre disparition et apparition qui met les corps en liberté.
S’y apparente la réflexion de Mette Ingvartsen. La Danoise présente sa nouvelle création, où elle fait du hiatus entre liberté individuelle et contrainte choisie la raison d’être de la pièce : « Chaque danseur créera une matière chorégraphique qui lui appartiendra. En même temps, j’aimerais trouver une structure collective dans laquelle les lignes individuelles s’entrecroisent pour former des points de rassemblements. »
D’où le titre : Moving in Concert. Autrement dit, du bonheur de choisir soi-même ses contraintes.
L’intime et l’infini : nocturnes
Dans Beloved Shadows,son nouveau solo [lire notre critique], Nach part à la recherche de ses propres fantômes: « Pas de politique, de contexte, de paysage socio-culturel ni d’encrage spatio-temporelle. » La liberté totale? « Une recherche de l’infini. » Comme pour Christian Rizzo avec son rituel d’adieu, nocturne et spirituel, placé sous une toiture céleste et le titre une maison [lire notre critique].
La nuit est propice à l’intime, et elle entre en jeu comme espace de liberté, avec Anna Massoni et Aina Alegre. Massoni présente Notte, un solo qui vise à « créer une danse qui n’ait rien d’autre à démontrer que ce qu’elle est, à nu, composant à partir de rapports possibles entre intérieur et extérieur. »
Et Aina Alegre, dans La nuit, nos autres, revient à « la force de ce corps qui se célèbre dans son intimité, se transfigure et qui se libère en construisant sa propre fiction » [lire notre critique].
Une foule en transe au Palais des Papes ?
Il ne faudrait peut-être pas trop le mettre en avant, mais l’idée est irrésistible. Arthur Pérole va pouvoir placer son/sa Fool (selon si on reste sur le [ful] anglais ou si on bascule vers le français) au Palais des Papes (dans la Cour d’Honneur ou ailleurs ?) pour créer un « lieu de libération des corps » et« construire un espace d’exutoire commun ».
Jusqu’à ce que des dizaines de papes se retournent dans leurs tombes, au rythme de la tarantelle « mutant graduellement vers un mélange de son électronique et de transe »?
C’est toujours une bulle de liberté, comme par ailleurs la possibilité de faire entrer la danse dans les lieux réservés aux Beaux-arts. En ce sens, on ne peut que saluer la Collection Lambert, de plus en plus ouverte vis à vis des chorégraphes. Cette fois, le musée accueille Cindy Van Acker. La Belge installée en Suisse est en train de préparer quelque chose de grand, à savoir onze soli, et ce d’ici mai 2020.
Ce sera une collection de Shadowpieces qu’elle crée avec et pour les interprètes qui participeront à la création Without References à la Comédie de Genève en novembre 2020.
Elle en présente ici trois, en expliquant que « les soli de Shadowpieces sont des objets en soi, ayant pour but d’identifier la couleur, l’énergie, l’expressivité de chaque danseur. » En toute liberté.
Thomas Hahn
Les Hivernales, 42eédition, du 13 au 22 février 2020
Image de preview : "Moving in concert" - Mette Ingvartse © Marc Domage
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