« Cabaret, CABARETS » de Lionel Richard
Willkommen! And bienvenue! Welcome! I'm cabaret, au cabaret, to cabaret!(Fred Ebb, John Kander)
Sans remonter au mythe de la taverne grecque et aux agapes dionysiaques narrées par Platon dans le Banquet, au club réservé aux hommes où l’on devise en sirotant un kylix de vin coupé d’eau et où l’on fait œuvre lyrique, Lionel Richard passe en revue divers types d’établissements ayant entremêlé activité de limonadier et pur divertissement, distincts du théâtre à l’italienne. Le cabaret, puisque c’est de cela qu’il s’agit, mot attesté dès le XIIIe siècle, étant avant tout « lieu de rencontre, de communion, de réjouissance collective. »
De la taverne au cabaret
Au XIXe siècle, après la « vogue des cafés-concerts » et en réaction à l’industrialisation des biens et des loisirs en Europe qui se manifeste par l’apparition de nouveaux métiers comme celui d’imprésario, apparaît le cabaret à prétention artistique. En 1881, naît à Montmartre Le Chat Noir, un lieu de « boniment et de poésie » qui essaie de ne pas « succomber à la prépondérance du commerce, aux affaires, à la concurrence », selon le chroniqueur de l’époque Léo Claretie. Le cabaret devient un genre, une esthétique en soi en même temps qu’un « phénomène de civilisation. » Historiquement, la taverne réglait la nécessité première du boire et manger et celle de la sociabilité. Le café apparaît au XVIIe siècle avec l’introduction en France de la graine d’arbrisseau. En 1716, Paris compte 300 « maisons de café » et, peu à peu, ces endroits à la mode se substituent aux aristocratiques salons littéraires, élargissant le terrain d’activités de ceux-ci aux jeux de dominos, d’échecs, de dames et à la lecture des gazettes. Après Thermidor, à la belle saison, les élégants délaissent les cafés pour des Jardins d’été comme Bagatelle, L’Élysée ou Le Jardin anglais. Sous le Second Empire, le café lui-même est concurrencé par la brasserie. Après la Commune, Charles Cros réunit un groupe d’artistes parmi lesquels : Alphonse Allais, Jean Moréas, Willy, Verlaine, Rimbaud, à LaMaison de Bois où est fondé L’Ordre des « Zutistes ».
Le cabaret dérive également du Caveau parisien du XVIIIe siècle où se réunissent amateurs d’art et de littérature. Sous la Restauration prennent leur essort les goguettes, lieu où l’on s’adonne à la gogue, pour ne pas dire au gag, autrement dit à la plaisanterie – l’un des plus anciens établissements dans ce domaine a pour nom la Société des Joyeux. Camille Mauclair évoque les « fêtes rituelles » de la goguette La Plume, où de jeunes littérateurs déclament leurs poèmes « parmi les bocks et les pipes. » Hors l’octroi se développent aux limites de la capitale les guinguettes (où le vin bon marché dit guinguet coule à flots), où l’on pince le rigodon sous des tonnelles couvertes de vignes, comme celles de la Courtille, entre faubourg du Temple et Belleville. [La Taverne Desnoyez, ouverte à la fin du XVIIIe siècle rue de Belleville, devient Bal, Folies puis Caf’Conc ; s’y produisent Maurice Chevalier, Édith Piaf et, plus tard,… Line Renaud. Les vestiges de la Courtille ont malheureusement été récemment effacés par la promotion immobilière municipale. On y a longtemps chanté : « Ce n’est que chez Desnoyez, nos amis à la Courtille, ce n’est que chez Desnoyez que l’on peut bien danser »]. À propos de caf’conc’ (ou de café-concert), Richard précise que l’on peut y « entendre de la musique, des romances, des chansonnettes », la loi interdisant d’y « représenter des pièces lyriques ou dramatiques » avec personnages en costumes ou grimés, ceci pour calmer les directeurs de théâtres [mesure qu’on peut juger aussi absurde que celle prohibant aujourd’hui les concerts de musique sérieuse à Pleyel susceptibles de nuire à ceux de la Philharmonie].
La fortune du Chat Noir
Le Chat Noir, ouvert en 1881 par Rodolphe Salis au pied de Montmartre (84, boulevard Rochechouart), puis transféré sur la butte (au 12 de l’actuelle rue Victor-Massé), est le prototype du cabaret. Peintre sans succès, Salis « reporte sur son cabaret toutes ses aspirations démiurgiques. » Il exploite une formule hybride où l’échange entre l’audience et la scène se réduit à l’interpellation agressive du cochon de payant. Il fait à lui seul le spectacle grâce à son grand talent de bonimenteur et d’improvisateur. Il accueille cérémonieusement le public avant de le rudoyer ; il intègre en son établissement et dans un journal qui lui est dédié et porte le nom de Chat Noir la Société des Hydropathes ; il tire profit du talent des membres passés par le Zutisme et le Fumisme comme Alphonse Allais et d’auteurs-interprètes tels que Jules Jouy, George Auriol, Marcel Legay, Georges Fragerolle, Aristide Bruant. Il mise aussi sur l’attraction du théâtre d’ombres développée par le peintre Henri Rivière à partir de 1886 qui utilise, notamment, les silhouettes peintes par Caran d’Ache, une machinerie et « des jeux de lumière, obtenus par des combinaisons de glaces transparentes, peintes en émail. »
Salis commente et anime les saynètes tandis qu’un pianiste improvise des airs [Satie sera au clavier un certain temps]. La clientèle féminine accourt à ces séances pré-cinématographiques somme toute influencées par les lanternistes de l’époque [on pense ici à Eugène Frey, un des fameux créateurs de « décors lumineux »] ainsi que par les pantomimes animées d’Émile Reynaud et le chronophotographe de Georges Demenÿ [ce moniteur d’Étienne-Jules Marey inventera des caméras cinématographiques avant de devenir le précurseur de la danse « harmonique » et le mentor d’Irène Popard].
Lionel Richard relativise le rôle d’Aristide Bruant : après avoir été chansonnier au Chat Noir, il se produit au Mirliton, se promenant de long en large « en vareuse de velours à côtes et chemise rouge », chantant en argot le faubourg et les miséreux en prêtant à la crapule « des sentiments ignobles et très ingénus », et plagiant le style de Salis. François Coppée le tient cependant pour un descendant en ligne directe de François Villon. Bruant malmène le public « en termes peu choisis », publie un journal à sa propre gloire dont le rédacteur en chef n’est autre que Courteline. Comme lui et, comme Salis, s’enrichit considérablement. Si aujourd’hui son nom est plus connu que celui du fondateur du Chat Noir, il le doit aux affichistes de génie, Steinlen et Toulouse-Lautrec, qui l’ont immortalisé par leurs portraits publicitaires.
Rayonnement européen du cabaret
À la fermeture du Chat Noir, l’historien Georges d’Avenel recense à Paris « une dizaine de music-halls et autres exhibitions promenades, plus cinquante-six cafés à musique, boîtes à chanson, et cabarets méritoires, où se vendent des consommations qui valent quinze centimes, jointes à des couplets qui, pour la plupart, ne valent rien. » C’est l’âge d’or des entrepreneurs de spectacles, de Grand-Guignol, du Moulin Rouge, du Casino de Paris et des « beuglants » ou boîtes à plaisir, du côté de Pigalle.
À Barcelone, Ramon Casas, Santiago Russinyol, Pere Romeu et Miquel Utrillo (le père légal de Maurice) créent un établissement « moderniste », Els IV gats Lionel Richard passe en revue divers types d’établissements ayant entremêlé activité de limonadier et pur divertissement, distincts du théâtre à l’italienne.), en référence au Chat Noir et à l’expression familière signifiant en catalan (et en italien) « trois pelés et un tondu » qui vise à exorciser l’insuccès. À Berlin, en 1901, Ernst Wozogen fonde le cabaret littéraire l’Überbrettll, qui aura parmi ses directeurs musicaux… Arnold Schönberg. D’autres établissements ouvrent, qui ont une souvent courte existence, comme le Cabaret Sous les Tilleuls, Au Pégase affamé et Au Septième ciel.
Le mot est germanisé et devient Kabarett. Avant la Première guerre mondiale, que ce soit à Munich (avec les Onze Bourreaux), à Vienne, à Prague, à Oslo, à Cracovie ou à Budapest, quantité de ces lieux contribuent avec les revues d’avant-garde à propager l’esprit moderne. À Saint-Pétersbourg, les futuristes russes comme Khlebnikov, l’inventeur du Zaoum [langage « transrationnel » créé avec Iliazd et Kroutchonykh], fréquentent le Chien Errant, mi-taverne littéraire, mi-cabaret ; ils fascinent le tout jeune Roman Jakobson par le « pouvoir incantatoire » de leur voix. Dada naît, comme on sait, au… Cabaret Voltaire, à Zurich, en 1916 ; on mêle poésie, chanson, théâtre et danse.
Lors des soirées, y sont présentés « des extraits d’une composition scénique de Kandinsky, La Sonorité jaune» et des numéros chantés ou dansés. L’auteur rappelle que « la participation d’élèves de l’école de danse de Rudolf von Laban y est régulière. » Il cite entre autres une danse de Käthe Wulff sur une chorégraphie de Sophie Täuber et une de Suzanne Perrottet sur des musiques de Schönberg et Satie. [Sans parler de la photo dynamique, d’esprit futuriste, pleine page, de Mary Wigman qui illustrera en 1919 le numéro de la revue Dada, Der Zeltweg]. Mais c’est après le premier conflit mondial que le cabaret triomphera à Berlin…
Nicolas Villodre
Lionel Richard, Cabaret, CABARETS - De Paris à toute l’Europe, l’histoire d’un lieu du spectacle - L’Harmattan, 2019, 320 pages, 32 €.
Catégories:
Add new comment