Serge Lifar, un livre de Mark Franko
Vient enfin de sortir un livre de Mark Franko de près de 300 pages, The Fascist Turn in the Dance of Serge Lifar, Le Ballet français de l'entre- deux-guerres et l'occupation allemande, consacré à Serge Lifar et à la période sombre de l’Occupation, somme de plusieurs années de recherches historiques dont nous n’avions jusqu’ici que quelques articles. En attendant la traduction française de ce passionnant ouvrage et la réouverture des librairies, il est loisible de l’obtenir en version numérique directement auprès de l’éditeur. Le chapitre 5 sur la collaboration vaut à lui seul le détour.
La distinction opérée par Pascal Ory entre collaboration et collaborationnisme permet d’y voir plus clair dans le comportement d’un certain nombre de personnages durant l’Occupation. Elle peut, par exemple, s’appliquer à des vedettes et à des réalisateurs de films ayant travaillé pour la Continentale, la fameuse maison de production allemande installée en France, ou participé au « Voyage à Berlin. » Elle permet, avec le recul, faits à l’appui, de réexaminer le rôle de figures emblématiques de la danse, à commencer par celle de Serge Lifar (1905-1986), ce que fait l’historien américain Mark Franko dans son dernier ouvrage.
Création d’une légende
Serge Lifar, ukrainien d’origine, issu de la cuisse de Jupiter de Serge Diaghilev et des Ballets russes, est engagé, à la disparition de celui-ci, par l’Opéra de Paris. Il y sera vite promu maître de ballet. Il y donne nombre de ses chorégraphies, de 1930 à la Libération et au-delà puisque, après sa retraite, en 1958, son œuvre, entrée au répertoire, ne cessera d’y être programmée. Des hommages organisés par ses disciples et les directions successives lui sont rendus jusqu’en 1983, date de l’arrivée de Rudolf Noureev à la tête de la danse. Lifar évoque alors les difficultés qu’il rencontre à ses débuts pour imposer son style : « Les traditionnalistes doutaient de moi parce que je n’étais pas de l’école impériale. » Un livre d’André Levinson sur Lifar est publié (à titre posthume), qui contribue grandement à la gloire du danseur.
Il faut reconnaître qu’il réveille la belle endormie qu’est le palais Garnier à son arrivée : il y reprend avec succès des ballets romantiques comme Giselle, qu’il interprète avec Olga Spessitseva ; il y instaure un néoclassicisme de bon aloi qui deviendra sa marque de fabrique ; il prétend enrichir le vocabulaire du danseur en lui ajoutant une sixième et une septième position et en préférant la ligne oblique à la verticale. Surtout, il recrute et met en valeur des interprètes sur lesquels il gardera un ascendant et dont on se souvient aujourd’hui encore : Solange Schwarz, Lycette Darsonval, Serge Peretti, Yvette Chauviré, Roland Petit... S’inspirant de Diaghilev qui « débourrait » ses danseurs en les forçant à suivre les cours d’Enrico Cecchetti, Lifar les pousse à travailler avec Victor Gsovsky.
Rattrapé par la patrouille de l’histoire
D’après Mark Franko, Lifar se targue, à un moment, d’avoir fait visiter l’Opéra à Adolf Hitler, au petit matin du 23 juin 1940, le lendemain de la mise en scène spectaculaire, par la Propagandastaffel, de l’armistice entre L’État français et le Reich à Compiègne. Les photos prises à l’intérieur de l’Opéra par Heinrich Hoffman nous montrent qu’Hitler n’avait besoin de personne, si ce n’est de sa garde personnelle, pour visiter un monument qu’il connaissait en détail pour avoir étudié les plans originiels de Charles Garnier. Le zèle de Lifar auprès d’Otto Abetz, l’ambassadeur d’Allemagne à Paris le conduit à chorégraphier en 1942 le ballet Joan de Zarissa, sur une musique et un livret du compositeur Werner Egk, par ailleurs vice-président de la Reichsmusikkammer. La patrie reconnaissante, sous emprise allemande, versera au maître de ballet un salaire supérieur à celui du directeur de l’Opéra, Jacques Rouché.
Serge Lifar faisant répéter Yvette Chauviré en couverture de l'hebdomadaire
"L'Illustration" n° 5087 du 7 septembre 1940, tirée du livre de Mark Franko
L’auteur du livre y va... Franko et trouve trace de l’antisémitisme de Serge Lifar dans La Danse, un ouvrage de 1938 signé du danseur, écrit par un nègre bicéphale – Modeste Hoffman et son fils Rostislav –, démarqué de celui publié par Curt Sachs en 1933. Sous Pétain, Lifar fait partie du « Groupe corporatif de la danse », organisme officiel où siègent Solange Schwarz et Irène Popard, l’adepte de la gymnastique harmonique de Georges Demenÿ, une protégée de Laval, passée comme lui, sans état d’âme, du Front populaire à Vichy. Cette commission agrée les professeurs de danse suivant les critères des nouveaux maîtres, écartant ceux qui risquent d’être gênants pour raisons politiques ou de faire de l’ombre aux chorégraphes en cour, ce qui heurte alors des étoiles du Mariinsky comme Egorova, Preobrajenska ou Trefilova. En janvier 1944, « les attentats à main armée la nuit contre les passants [étant] devenus particulièrement fréquents » Lifar obtient l’autorisation de port d’une arme de type Browning. Les conclusions de l’interrogatoire de Lifar par le comité d’épuration sont sans ambiguïté : « Monsieur Lifar, durant l’occupation, a manifestement collaboré avec les Allemands, tant au point de vue privé qu’artistique. »
Nicolas Villodre
The Fascist Turn in the Dance of Serge Lifar - Interwar French Ballet and the German Occupation, New York, Oxford University Press, 2020. 300 pages
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