« Danser sa Peine »
Le documentaire « Danser sa Peine », réalisé par Valérie Müller à la prison des Baumettes autour de la création d’Angelin Preljocaj Soul Kitchen (lire notre article) sera diffusé Le 26 mars prochain sur France3.
C’est un magnifique documentaire qui raconte l’histoire de ce projet fou, bouleversant, audacieux. Entraîner et faire danser les détenues qui se produiront "hors les murs" sur des grandes scènes prestigieuses comme celle du Pavillon Noir à Aix et à Montpellier Danse (lire également note interview des femmes qui ont participé à ce projet). Un autre regard sur la prison, sur l’enfermement des corps et sur le processus de création.
Ce film a reçu le Grand Prix National FIPADOC en janvier dernier. A cette occasion, nous avons recontré la réalisatrice Valérie Müller (qui a aussi réalisé Polina) qui nous a parlé de cette aventure incroyable.
DCH : Qu’est-ce qui vous a poussé à faire ce film ?
Valérie Müller : Angelin Preljocaj allait régulièrement aux Baumettes avec son petit groupe de danseurs du GUID, et était très touché par les lettres reçues de détenus. C’est ainsi qu’il a eu l’idée de chorégraphier directement avec les détenus. Il en a parlé au directeur des Baumettes, qui était très partant. C’est alors que, face à cette aventure incroyable, très inédite, d’un chorégraphe au travail avec des détenues, donc contraintes physiquement, je lui ai dit, j’adorerais suivre cette aventure dans le cadre d’un documentaire. Car ce sont personnes qui sont limitées dans leurs gestes, et de voir ce que ça va provoquer dans leur corps, dans leur identité, de tout à coup se mettre à bouger, de s’approprier des mouvements ça me fascinait.
Ensuite il a fallu convaincre tout le système pénitentiaire de faire entrer une caméra en détention. Ce n'était pas évident. Les détenues n’aiment pas être filmées, les surveillants non plus. Mais que ce soit le directeur des Baumettes, la Juge d’Application des Peines, la procureure, tous étaient plutôt favorables, le SPIP (Service de Probation et d’Insertion pénitentiaire) aussi. Bien sûr, la priorité restait la création avec Angelin. Mais ils ont ajouté « si Valérie arrive à se glisser là-dedans pourquoi pas. Ça fera un deuxième témoignage. » Ça s’est construit assez vite, car nous avons eu une première réunion en juin 2018 avec un accord de principe. Pour Angelin c’était acquis, et pour moi, c’était une tentative. Je suis allée voir les détenues à plusieurs reprises, je leur ai présenté mon film Polina. Nous avons parlé, parce que mettre une caméra dans ce processus c’était quelque chose de complexe à faire accepter. Pour les détenues, se livrer, c’était une étape et une difficulté supplémentaire.
DCH : D’une certaine façon, on sent dans le film que vous êtes arrivée à être comme une petite souris…
Valérie Müller : C’est drôle le terme petite souris car dans les rencontres avec le public que j’ai pu faire, c’est le terme que j’utilise. En fait les premières journées de tournage ont été très compliquées, et j’ai compris que je n’étais vraiment pas la bienvenue. Les surveillants se sont un peu vengés, car la première interview avec Annie dans sa cellule, c’était normalement à l’heure où les cellules sont ouvertes – elles ont deux heures le matin et trois heures l’après midi. Quand je suis arrivée, les surveillants ont voulu boucler tout le monde et bien sûr, ça a créé un climat de révolte absolu. J’ai compris que la détention était un monde très spécial, très tendu, où les gens sont à fleur de peau, il y a une agressivité qui peut monter très vite. Donc il fallait que j’arrive comme une petite souris, c’est vraiment ça. J’ai beaucoup parlé aux détenues que je rencontrais, aux surveillants, et au fil des semaines, nous étions une petite équipe de trois personnes, nous avons commencé à faire partie du paysage. Au début des interviews, elles étaient très réticentes, elles pensaient n’avoir rien à dire d’intéressant. Il y avait une très forte dévalorisation d’elles-mêmes, due, comme l’explique très bien Annie dans le film, au processus d’incarcération.
Et du coup, j’ai fait les premières interviews à deux, quand j’interrogeais l’une, l’autre était à côté de moi, et pouvait voir le retour vidéo dans mon Iphone. Elles voyaient bien que je ne cherchais pas à les piéger, ni du sensationnel, et que je les montrais sous un jour favorable. Ce qui m’intéressait c’était la question du corps, comment on se le réapproprie, ainsi que l’identité de chacune. Progressivement, elles se sont autorisé à parler. Peu à peu elles ont pris confiance, et je crois que petit à petit elles se sont fait les porte-parole des autres détenues. Une sorte de fierté comme ça. Il y a eu d’ailleurs un très beau moment, quand on les a suivies au retour de Montpellier. Avant qu’elles ne partent, il existait une sorte de jalousie des autres détenues, qui parfois se moquaient un peu d’elles. Mais quand elles sont rentrées après cette permission à Montpellier pour le spectacle, certaines avaient récupéré des articles de la presse locale, et les autres détenues étaient très fières de ce qu’elles avaient fait. Pour elles, les filles avaient défendu leur image, comme une équipe de foot. Elles se sentaient représentées à travers le groupe des danseuses. Et en retour, celles qui dansaient se sont senties investies d’une mission, d’une parole, pour toutes les autres détenues.
DCH : On est très impressionné par leur pertinence, leur façon de s’exprimer…
Valérie Müller : Oui, elles ont une analyse précise, très pointue, très juste, sur l’existence individuelle et sociale, sur la détention, sur ce que ça provoque humainement mais aussi sur leur place dans la société. Quand elles parlent de sortir, de cette angoisse de ne plus avoir les codes, et de comprendre que non, elles retrouvent les réflexes…
DCH : Au niveau filmique ça vous a imposé des contraintes particulières, une façon de filmer, quel a été votre point de vue ?
Valérie Müller : Bien sûr, je voulais filmer les corps qui dansent, filmer l’évolution, voir comment Angelin travaillait avec des amateurs pour la première fois. Je voulais voir comment il allait adapter son travail pour créer un spectacle et du mouvement à travers des corps qui n’ont jamais dansé alors qu’il est connu pour travailler avec des danseurs de très haut niveau technique et d’avoir une grande exigence. Il s’agissait d’être en continu dans les répétitions, d’être témoin, comme dans les documentaires. On essaie d’être là au maximum, avec deux caméras.
Après ça m’importait beaucoup de donner la parole à ces femmes et la meilleure façon, c’était de les filmer en interview, face caméra, de manière très posée. Qu’elles soient dans une position d’interviewé classique, qu’elles ne soient pas fragilisées par une caméra trop en mouvement, qu’elles soient d’égal à égal. Et faire des interviews plein cadre où elles sont très présentes était une façon de leur redonner la parole. C’était un parti pris que j’ai vite mis en place, vite compris en étant dans cet univers carcéral. C’est fou, comme en filmant un visage dans le cadre, la parole a plus de valeur. J’aurais pu les filmer caméra à l’épaule, mais c’était plus fort de les laisser s’exprimer ainsi. Delphine Seyrig, lorsqu’elle a fait Sois belle et tais-toi, un documentaire qu’elle avait réalisé dans les années 70 où elle interrogeait des actrices, les filmait également plein cadre « comme un président de la République » disait-elle. C’est un peu ce processus là qui s’est mis en place dans les interviews.
DCH : Ça vous a marqué, avant, après ?
Valérie Müller : Oui, ça a complètement modifié mon regard sur ce qu’est la peine, la détention, la justice, c’est très troublant. Surtout qu’on se rend compte qu’il y a des peines très lourdes, et dans certains cas, une disparité des jugements. C’est très troublant. Etre condamné, faire sa peine, c’est une véritable épreuve. Quand on pense à certaines personnes qui ne sont pas jugées, ces femmes-là ont droit à cette seconde chance. Elles ont tout ce passé, des vies qui ont basculé et voir leur générosité, leur intelligence. C’est bouleversant.
DCH : Il paraît que les femmes seraient condamnées plus lourdement que les hommes à délit égal ?
Valérie Müller : C’est ce que j’ai ressenti, même si je n’ai aucune connaissance à ce sujet. J’ai rencontré et discuté avec des femmes en détention qui n’apparaissent pas dans le documentaire mais qui ont des peines très lourdes. Ça pourrait être un autre sujet. J’ai croisé des jeunes femmes qui ont tué leur violeur et ont pris douze ans ! C’est quelque chose que je ne connaissais pas. Bien sûr, j’avais vu des films de prison, mais je n’avais pas perçu ça, faire une peine, c’est un processus lourd qui fait chavirer une vie.
DCH : Justement, les films de prison sont souvent un point de vue extérieur sur la prison. Vous, on a l’impression que vous êtes à l’intérieur…
Valérie Müller : Finalement j’avais un contrat moral avec toutes ces femmes. J’avais dit qu’on ne parlerait ni des délits, ni des peines, ni trop de leur famille. Du coup, elles étaient obligées de parler d’un point de vue existentiel et c’est ça, qui fait que le niveau de lecture est ailleurs. On parle vraiment de la question du corps, de la réappropriation de son image en fait. A travers leur corps elles s’emparent de leur capacité à se mouvoir, mais aussi de leur image, car elles prennent peu à peu conscience qu’il va y avoir un public dans la salle. Parce que c’est très abstrait au départ. D’ailleurs on voit Angelin leur dire, « il va y avoir quatre cents personnes dans la salle qui n’ont que ça à faire, vous regarder ». Et tout d’un coup, elles prennent en charge cet aspect de la représentation et ça devient presque une revendication. Elles ont envie de se montrer autrement et sur scène et à la caméra.
DCH : Le passage avec la procureure, la Juge d’Appliction des Peines, etc est à ce titre assez surréaliste au sens où on ne s’attend pas à ce qu’ils vous aient laissé filmer ce moment…
Valérie Müller : Je me souviens de cette première réunion au Tribunal de Grande Instance à Marseille, la JAP a dit « vous allez voir ces femmes sont incroyables, ce sont des personnalités extrêmement riches ». Ça m’a frappé, ces femmes, on aurait dit qu’elle les aimait. Ce ne sont pas les mêmes profils que les hommes où il y a souvent des profils similaires et beaucoup de récidivistes. Les femmes, on le voit dans le film, elles viennent d’horizons variés, sont très différentes les unes des autres. En fait, je ne sais pas si ça m’aurait intéressé avec des hommes.
DCH : Avez-vous été surprise de recevoir le Grand Prix National Fipadoc ?
Valérie Müller : Quand j’ai vu la sélection, je n’y croyais pas du tout. Des détenues avec un programme de danse… Et puis, après la première projection, j’ai senti un bouche à oreille très fort, relayé par des femmes d’ailleurs. Alors j’ai pensé que le film avait peut-être ses chances. Et c’est un très beau cadeau, pour ces femmes aussi. C’est la parole de ces femmes et la rencontre avec Angelin, la croisée de ces deux mondes, qui est très émouvante aussi.
Propos recueillis par Agnès Izrine
Diffusé le 26 mars sur France3 à revoir en replay ici
Réalisé par Valérie Müller. Produit par Béatrice Schönberg, Elephant productions avec la participation de France télévisions. Directrice des documentaires de France Télévisions Catherine Alvaresse,
Pôle Histoire et Culture Emmanuel Migeot, Isabelle Morand, Clémence Coppey. Un documentaire La Ligne Bleue
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