« Danser Brut »
Une exposition pour interroger l’art brut et le langage du corps.
En équilibre ! C’est ainsi que se tient, à tous sens du terme, l’exposition organisée par le LaM de Lille, musée d’art moderne, contemporain et brut installé à Villeneuve-d’Ascq. D’un côté, un art brut dument référencé depuis sa reconnaissance par Jean Dubuffet au milieu du siècle dernier ; de l’autre un art chorégraphique qui peut aussi - et c’est là tout l’enjeu - prendre la forme d’une manifestation corporelle spontanée ou involontaire, de la transe à la gestuelle hystérique. Et entre les deux, un territoire jusqu’ici inexploré et aux contours fragiles, à mi chemin de l’ordonné et de l’impulsif, de la norme et de la marge, qui échappe sans cesse à la définition sinon pour apparaître comme le lieu par excellence de la résistance aux règles esthétiques établies.
Le beau bâtiment du LaM propose donc un cheminement passionnant, au fil d’une petite dizaine de salles où l’intérêt est sans cesse renouvelé, tant par la qualité des œuvres que par la pertinence des rapprochements entre les deux disciplines. Chaque section est consacrée à une thématique, de Rondes et Manèges aux Explorations perceptives, en passant par De Charcot à Charlot. Une salle en particulier aimante les regards : celle consacrée à Nijinski. Elle est baptisée Danse du crayon, en hommage aux fameux Cahiers du chorégraphe où les tracés de la main « prennent le relais du corps dansant ». On y retrouve les pages et les planches du fameux reportage que Paris Match, le 7 juin 1939, consacra à celui qui était alors hospitalisé pour troubles mentaux dans une clinique suisse. Devant Serge Lifar, venu lui rendre visite, Nijinski esquisse alors un geste à la barre puis s’élève d’un bref saut, qu’immortalise par l’objectif du photographe. Une danse « brute » qui est l’une des dernières manifestations publiques de cette « âme naufragée ».
Sont également exposés ses dessins à l’audace fulgurante, véritables chorégraphies plastiques où les figures géométriques du cercle et de la courbe semblent à la jonction de l’œuvre picturale et de la notation de ballet. Leur force, et l’aura de leur auteur, éclipsent quelque peu les autres pièces pourtant intéressantes exposées dans la salle, qu’il s’agisse des travaux du pédagogue Fernand Deligny ou des toiles du peintre espagnol Miguel Hernandez.
Autre thème, le rapport entre la danse et les maladies nerveuses, comme on disait au 19e siècle. Les études et cas pratiques du professeur Charcot, à l’hôpital de La Salpêtrière à Paris, répertorient tous les items de la gestuelle hystérique dans un catalogue expressif qui n’est pas sans rappeler la Danse de la sorcière de Mary Wigman ou l’expressionnisme d’une Valeska Gert, dont un extrait vidéo ouvre l’exposition. Jane Avril, elle-même soignée par le professeur, s’inspira de ces poses pour créer sa danse. Des photos et documents rappellent l’existence du Bal des Folles, organisé dans les années 20 avec les patientes elles-mêmes dans l’enceinte de l’hôpital. En parallèle, un écran diffuse la célèbre danse de Charlie Chaplin dans Les Temps modernes, elle aussi marquée par les tics de la folie. En creux se dessine ainsi une définition de la danse brute aux confins de la démence, de l’enfance, de l’improvisation et de l’expression d’un refoulé archaïque.
Bien sûr rondes et manèges, associés à ce temps d’enfance et aux figures spontanées des danses populaires, font également partie du champ d’investigation.
Sont évoquées aussi les épisodes de danses de possession, comme celui de 1518 à Strasbourg ou des Possédés de Loudun en 1630, jusqu’à la tarentelle, « danse rituelle et thérapeutique » encore vivace dans les Pouilles en Italie. En regard, les œuvres graphiques d’Augustin Lesage ou de Louise Tonnay incarnent une sorte d’écriture automatique de la transe.
La « forêt de gestes » recense quelques œuvres emblématiques, des très beaux dessins de John Elsas à la danse hilarante de Louis de Funès dans le film Le Grand Restaurant. Revient, de façon lancinante, la question de l’équilibre et de son corollaire, le déséquilibre, aux sens propre et figuré. En fin de parcours, une salle moins convaincante présente quelques instruments de musique imaginaires de la collection de Max Goldinger, tandis qu’une expérience sensorielle proposée par Anthony McCall permet aux visiteurs de traverser une « lumière solide » donnant aux corps un relief inattendu.
A venir, des conférences (sur Nijinski par Christian Dumais-Lvowski), des journées d’étude et des projets participatifs avec le Ballet du Nord/CCN sous la houlette de Sylvain Groud, dont sera aussi donnée la pièce L’Oubli, offriront de quoi nourrir et prolonger les stimulantes réflexions ouvertes par l’exposition.
Isabelle Calabre
Jusqu’au 6 janvier 2019 au LaM (Villeneuve d’Ascq.
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