« Ecran somnambule » et « Witch Noises » de Latifa Laâbissi
Le commentaire chorégraphique de La danse de la sorcière, de Mary Wigman, offre une veine inépuisable. Latifa Laâbissi en tire une troublante expérience de la temporalité.
Hexentanz (ou Danse de la sorcière) de Mary Wigman, aura nourri un pan entier de la démarche chorégraphique contemporaine de Latifa Laâbissi. Laquelle est devenue, par là, emblématique des nouvelles attitudes à l'endroit du répertoire chorégraphique. Pour le dire très vite, il s'est agi, depuis une vingtaine d'années, de déboulonner le mythe d'une reproduction identique à l'original ; un mythe sur lequel prospèrent nombre de discours et institutions conservateurs.
Il y aura été opposé une conception de l'interprétation toujours déjà nourrie d'une construction du regard à travers l'évolution historique et culturelle. Celle-ci renouvelle les approches, les attentes, les angles de vue, les techniques, etc. Il ne s'agit pas de faire n'importe quoi ; mais de savoir problématiser le fait qu'on fait toujours du neuf, au regard d'un héritage, qu'il s'agit pourtant d'entretenir. C'est une tension. Excitante.
Dans ce sens, une originalité captivante a empreint la dernière proposition concoctée par Latifa Laâbissi et le cycle des programmations ICI du Centre chorégraphique national de Montpellier. Une même soirée associait deux formes scéniques. D'une part Ecran somnambule, qui remonte à 2012, mais n'a pas été beaucoup vu. D'autre part Witch Noises, qui reste un travail en cours, mais dont un extrait substantiel a pu être montré.
Leur conjugaison fut l'occasion d'effectuer une expérience de la temporalté d'une qualité exceptionnelle. Il y a là un paramètre essentiel de la composition chorégraphique auquel, sans doute, on ne prête pas suffisamment attention en règle générale, tout focalisé qu'on reste sur le développement d'une forme en déplacement dans l'espace.
Les seuls images en mouvement qui ont été conservées d'Hextentanz durent 1'40". Presque rien. Or, Ecran somnambule consiste à en étirer l'action sur une durée d'une trentaine de minutes. En cela, Latifa Laâbissi avait répondu à une invitation de Boris Charmatz, alors que celui-ci s'intéressait aux écrits de Tatsumi Hijikata, et avait posé la question de ce en quoi pourrait consituer une expérience du butô, un « re-butô » disait-il, dans la France des années 2000. Or, le fondateur du butô caractérisait son propre travail, entre autre, comme une manière d'« étrangler le temps ».
En découla, de la part de Laâbissi, cette folle expérience d'étirer sur plus de trente minutes un noyau initial qui en faisait moins de deux. C'est ce qu'on observe dans Ecran somnambule, un titre qui suggère très bien le transport ainsi provoqué dans des parages sensitifs hors du commun, parfois proches d'un envoûtement. Etirés dans une lenteur extrême, les mouvements, qu'on croirait ainsi raréfiés, entrent en furieuse tension avec leur exacerbation expressionniste, dont ils ne perdent pourtant pas l'intensité.
Sur un son très sourd d'Olivier Renouf, dans une pénombre fouillée par Yves Godin, la figure sculptée par Nadia Lauro tend vers une irréalité, qui, là encore, entre en furieuse tension avec l'évidence d'une consistance statique, d'un personnage d'ailleurs assis au sol, que la lenteur impose tout autant. Ce corps semble s'auto-cadrer, ses gestes se géométrisent dans le tracé patiemment, rigoureusement, inscrit. Alors que les yeux restent clos, ils paraissent déléguer leur intentionnalité directionnelle aux bras qui se déploient dans l'espace, dialoguant avec ce regard masqué, plutôt qu'absent.
L'efficience dynamique tend à se dissoudre, se tasser sur elle-même, et comme dans une fouille d'auto-archéologie, ce corps entre en excavation, en faille, en disruption de retraits contro-versés. Tout est là alors que tout se défait. L'oeil creuse, discerne bien un contour, une image, voire un dessin. Mais ce vestige de netteté devient diffus, dans un agencement de volumes, et de strates corporelles retournées, peu saisissables.
Il semble bien que le point d'étranglement du temps soit aussi celui d'un renversement paradoxal de l'expression de soi, d'autant plus intense, vibratoire, qu'elle sera retenue à l'extrême. On semble s'approcher au plus près d'une source de la modernité en art, annonciatrice d'une dislocation de la figure, désormais chahutée par l'acuité de l'expression de l'artiste affranchi des normes académiques, mais tout autant ébranlée par la performativité perceptive que lui adresse le regard spectateur.
Cet écran somnambule frotte très fort contre Witch Noises, qui s'inscrit juste après, en solution de continuité. Cette autre séquence dure un quart d'heure. Elle s'appuie elle aussi sur l'archive. Mais toute autre. L'historienne et chorégraphe américaine Mary Anne Santos Newhal a transmis à Latifa Laâbissi ce qui serait une possible recréation d'Hextentanz. Elle a elle-même puisé à la transmission de mémoire, opérée aux USA par Hanya Holm, l'une des plus proches collaboratrices de Mary Wigman, qui l'avait dépêchée outre-Atlantique pour y répandre l'enseignement de ses aquis. Des photographies inédites, des écrits critiques, complètent cet apport.
Au total, on est très loin de l'icône sacrée qu'on croit devoir vénérer dans les 1'40" du fameux film de 1930. La danse se donne debout, énergique, les yeux sont ouverts, les saccades très marquées, le costume presque châtoyant, la tonalité expressionniste s'approche d'un ritualisme exotisant, que relève encore la musique live, très percussive, d'Henri Bertrand "Cookie" Lesguiller. Pour tout avouer, on n'a pas bien saisi où se situaient exactement les intentions de cette nouvelle interprétation, qui n'ignorerait pas un chahut carnavalesque.
Pourtant, le contraste y fut si intense au regard du précédent Ecran somnambule, qu'on goûta à cette vitalité reconstituée comme en usant d'un filtre pour ressentir, plus troublant encore, l'elixir d'une expérience de la distillation du temps lovée dans cette soirée : temps du geste investi, temps d'un programme de scène, temps de l'histoire écoulée, temps des projections rétro-futuristes par quoi nous l'explorons encore. Manifestement, l'expérimentation n'est pas près de se terminer.
Gérard Mayen
Vu le mercredi 31 janvier 2018, à ICI - CCN de Montpellier.
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