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« Uwrubba [Opéra méditerranéen] » : Entretien avec Ali et Hèdi Thabet

La nouvelle œuvre des frères Thabet lance la programmation danse/cirque au Théâtre National de Nice. Entretien exclusif.  

Danser Canal Historique : Comment avez-vous abordé Uwrubba [Lire notre critique], cette création qui réunit danse, acrobatie, chant, musique et images ?  

Hèdi Thabet : Nous avons commencé ce projet vers 2017, à un moment où nous ressentions le besoin de remettre en question ce que nous faisions. Nous nous posions des questions fondamentales comme : Pourquoi sommes-nous sur un plateau ? Qu’est-ce que l’art, qu’est-ce que la beauté ? Quel est cet amour que nous partageons par une création ? Ces questionnements nous ont amenés vers le mythe. Et il m’a semblé qu’il y avait une résonance particulière entre ce que nous cherchions et la question du reflet. Narcisse ne serait-il pas finalement comme l’artiste qui se sent vivre grâce à son œuvre ? 

DCH : Vous avez donc choisi comme surface de projection le mythe de Narcisse. Quelle lecture en faites-vous ? 

Ali Thabet : Nous sommes ici dans une approche plutôt psychanalytique du mythe de Narcisse qui se présente comme un personnage enfermé dans sa propre image, alors que dans le mythe originel il s’agit d’un enfant qui est le fruit d’un viol et qui se cherche sans se trouver. Il ne peut s’aimer lui-même et rejette donc tous les amours projetés de ses prétendants qui veulent consommer leur désir. Narcisse est à la recherche d’une pureté impossible et devient un personnage froid qui rejette tout le monde. 

DCH : La mythologie grecque est le reflet d’un rapport au monde qui n’est pas le nôtre. Il vous faut donc dépasser le mythe pour l’inscrire dans notre univers. Comment y parvenez-vous ? 

Hèdi Thabet : Narcisse jouit de la beauté de sa mère. Il rejette la superficialité et pose donc la question de la relation entre l’artiste et le spectateur : Pourquoi est-on attiré par la beauté, par quelque chose de superficiel ? En écho à ces interrogations, nous parlons de la beauté et de la mort grâce au témoignage d’un lépreux de l’île de Spinalonga qui, lui, ne parle que de beauté, d’amour et de son isolement. Nous voulions passer par ce prisme intime – qui se décline aussi de manière sociale – pour répondre aux normes de la beauté qui nous sont imposées. 

Ali Thabet : Au fil du temps nous avons progressivement pu créer du recul dans nos crânes et la forme a beaucoup évolué depuis nos premières réflexions. Déjà, je suis parti vivre à Athènes il y a quelques années et Hèdi m’y rejoint dès qu’il peut. Il y avait donc déjà chez nous une attraction pour cet univers et pour le mythe de Narcisse. La beauté du mythe, c’est aussi qu’il se décline dans beaucoup de versions différentes à travers une même substance-moelle.

Hèdi Thabet : L’œuvre de tout artiste ne tombe pas du ciel, puisque l’artiste est lui-même toujours le spectateur de quelque chose, d’une réalité qui fait partie de tout ce qui bouillonne dans l’existence, en bien et en mal, et qu’on a besoin de partager de manière privilégiée avec des gens. C’est un grand privilège de pouvoir développer une forme, réunir des gens et pouvoir s’exprimer devant eux, le plus librement possible. 

Ali Thabet : En effet, la beauté des arts de la scène est qu’on y peut danser, jouer, faire un concert, utiliser des projections, passer de la danse au théâtre… En travaillant sur Uwrubba, nous étions sans cesse en train de nous renvoyer des saynètes, des idées, des fantasmes, une écriture. Mon frère a très tôt mis à plat une écriture et je l’ai amené, à Athènes, à écouter des musiciens. En Grèce on est évidement bercé par le mythe de Narcisse d’une manière différente, moins orientée vers Freud que quand on parle de Narcisse aux Bruxellois ou aux Parisiens.    

DCH : Faites-vous tout ensemble ou est-ce qu’il existe entre vous une répartition des tâches ? 

Ali Thabet : C’était aussi une question importante. Comment allions-nous partager ce travail et qu’allions-nous retenir des expériences précédentes ? De quelle façon allions-nous nous redéfinir ? Nous avons donc beaucoup discuté des aspirations que nous avions, chacun de son côté, par rapport à cette pièce. Mon frère est plus dans l’écriture et la dramaturgie, la recherche de lignes de force et de liens. Et moi, j’ai toujours eu un rapport de mélomane à la musique, c’est assez introspectif et émotionnel. 

DCH : Comment avez-vous choisi les musiques pour Uwrubba ?

Ali Thabet : Pour notre pièce, l’écriture chorégraphique et la dramaturgie musicale se sont inspirées mutuellement. Narcisse est ici incarné par une femme chanteuse lyrique et par tous les interprètes quand on est dans la musique occidentale. Mais elle incarne aussi l’autre aspect de Narcisse, à savoir cette beauté immaculée. 

Hèdi Thabet : Chaque morceau joué dans Uwrubba a un rapport direct avec l’histoire qui se déroule sur le plateau. Aucun morceau ne représente une raison d’être en soi. C’est parfois symbolique, parfois une sorte de poème, mais cette mise en situation est totalement nouvelle pour certains de nos musiciens qui sont pour la première fois mis en scène dans un spectacle. Il nous faut être juste dans l’emploi des musiques traditionnelles par rapport aux musiques tunisiennes etc., parce que si des spectateurs qui connaissent les morceaux traditionnels nous renvoyaient après qu’une musique avec ce qu’elle véhicule ne fait pas sens par rapport aux événements scéniques, ce serait terrible. Mais il y a aussi des morceaux orignaux, composés pour Uwrubba

DCH : La rencontre entre chant lyrique et musiques populaires – ici surtout le Rebetiko – incarne un clivage culturel fondamental. Que représente-t-il pour vous ? 

Ali Thabet : Je suis personnellement tout aussi ému par la musique classique européenne que par la musique orientale. La musique orientale est d’une structure horizontale, elle laisse plus d’espace pour l’improvisation et plus de liberté pour l’interprétation. Dans le répertoire grec par exemple, la même composition peut être jouée sur une minute ou sur dix. C’est le choix des musiciens et donc une autre façon d’envisager la musique que dans le classique occidental qui a une écriture plus définie. Il m’importait de travailler à partir de ces deux univers sans créer une confrontation. 

Hèdi Thabet : La manière grecque de chanter est liée à celles pratiquées en Turquie et dans le monde arabe. Les racines sont communes. Après il y a toutes sortes de variantes. C’est pourquoi nous mélangeons les instruments des deux rives de la Méditerranée, et c’est tout à notre image. Nous sommes nés en Belgique d’une mère belge et d’un père tunisien. Nous nous connaissons donc assez bien en matière de liens entre les cultures et nous les incarnons jusqu’au plus intime de nous-mêmes. 

Propos recueillis par Thomas Hahn

Les 17 et 18 novembre 2022 au Théâtre National de Nice 

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