« [‘UWRUBBA] » d’Ali et Hèdi Thabet
Entre danse, acrobatie, chant, musique, fête et tragédie, [‘UWRUBBA] donne à voir l’Europe et l’envie d’Europe. A voir à la MAC de Créteil les 17 et 18 mai.
Ils ne créent pas toujours ensemble, mais quand ils le font, c’est Byzance. Dans [‘UWRUBBA] (l’Europe, en arabe), leur nouvelle création commune, les musiciens jouent du Rebetiko (et pas que), Hèdi Thabet récite René Char et en vidéo on voit, tel un revenant, un certain Raimondakis, l’un des derniers survivants des lépreux isolés sur l’île grecque de Spinalonga, réclamant d’être perçu pour ce qu’il est : un être humain. Aussi met-il en abîme l’évocation dansée de Narcisse. Côté musique, c’est le pays de cocagne. Qanun, bouzouki, clarinette, guitare, baglama et violon accompagnent chanteurs grecs ou tunisiens ainsi qu’une chanteuse lyrique interprétant des airs médiévaux et de la Renaissance. La fête peut commencer…
Mais la Méditerranée connaît aussi ses tragédies, des mythes antiques au contemporain. De l’homme de Spinalonga à la gueule cassée (mais les mains aussi) par la maladie aux migrants actuels, cette fresque vivante – que les frères Thabet appellent aussi un « opéra méditerranéen pour 15 artistes » – montre à quel point le bassin est agité par les mélanges culturels et la migration. [‘UWRUBBA] se fait le reflet d’un espace culturel partagé entre les différentes rives dans un collage de formes et de langages. Documentaire ou poétique, chanté ou chorégraphique, musical ou acrobatique, [‘UWRUBBA] est un spectacle inclusif à plusieurs titres, fait de danse, théâtre d’ombres, vidéo, chant lyrique et documentaire. « Inclusif » aussi grâce à Hèdi Thabet (même si lui dépasse largement ce genre de notions) qui récite René Char et danse avec sa béquille, faisant sur sa seule jambe les rondes les plus rapides de la soirée !
Nés à Bruxelles d’un père tunisien et d’une mère belge, les frères Ali et Hèdi Thabet, chorégraphes passés par les écoles de cirque en France et en Belgique, font de leur identité biculturelle la pièce maîtresse d’une œuvre qui aborde dans [‘UWRUBBA] une certaine idée de Narcisse, selon eux « symbole de la beauté mais aussi de l’amour et de l’exil ». Ce qui produit des tourments exprimés par la danse comme par le chant, et une aspiration à la beauté. Les paroles du lépreux – héros du film L’Ordre de Jean-Daniel Pollet (1973) – que le cinéaste rencontre sont émouvantes, d’autant plus qu’aujourd’hui leur quasi-détention en isolement collectif (de 1904 à 1956) rappelle non seulement les camps de réfugiés palestiniens mais pose aussi la question de notre gestion de la crise covid.
Galerie photo © Andrea Messana
Hèdi Thabet, debout sur sa seule jambe, embrasse de sa bouche les paroles de René Char : « Dans mon pays, on ne questionne pas un homme ému / Il n'y a pas d'ombre maligne sur la barque chavirée /… / On ne croit pas à la bonne foi du vainqueur / Dans mon pays, on remercie. » Ce pays, est-ce l’Europe ? « Ce pays n'est qu'un vœu de l'esprit, un contre-sépulcre », affirme le poète, sibylline. Le monde tel qu’il est imaginé dans [‘UWRUBBA] est une utopie humaine, morale, politique. Et pourtant ce monde est naturel, autrement dit : tout sauf infaillible. Car humain. Avec les paroles de René Char en arrière-fond, on ne peut que constater la beauté tragique de Raimondakis, qui était, avant d’attraper la maladie, sans aucun doute un fêtard comme les autres femmes et hommes de cette pièce. Et il dit quelque chose véhiculant une espérance ultime, quelque chose comme « La terre brûlée n’est pas morte, elle s’est seulement retournée sur elle-même. »
[‘UWRUBBA] nous parle d’attirance, de rejet, de la beauté à trouver dans les choses authentiques et simples, à commencer par le mouvement et le chant, qui peuvent aussi bien être naturels et simples qu’élaborés et affinés au possible. Car en effet, culture « populaire » et culture « savante » ne font qu’une dans les créations des frères Thabet, aujourd’hui dans [‘UWRUBBA] comme il y a dix ans dans Rayahzone, la zone du voyage, pièce pour trois acrobates-danseurs et cinq musiciens hadra (soufi tunisien). A l’époque, Ali et Hèdi posaient la question de savoir ce que et qui nous sommes à partir de leur double culture, européenne et tunisienne. Aujourd’hui, la zone du voyage s’est élargie, pour faire le tour de la Méditerranée et nous affirmer qu’il n’y a point d’Europe sans l’autre rive. Pour arriver à la conclusion qu’une composition faite d’autant de sensibilités différentes qu’[‘UWRUBBA] sera à jamais à la recherche de son ciment intrinsèque et donc exposée à des forces centrifuges. Tout comme l’Europe elle-même.
Thomas Hahn
Vu le 29 mars 2022, Maison de la Culture d’Amiens
En tournée : Les 17 et 18 mai 2022 : Maison des Arts de Créteil
Conception Ali Thabet & Hèdi Thabet
Danseurs Victoria Antonova, Julia Färber, Benfury, Béatrice Debrabant, Artémis Stavridi, Hèdi Thabet, Natalia Vallebona
Dramaturgie Hèdi Thabet
Direction musicale Ali Thabet
Chanteuse lyrique Catherine Bourgeois
Chant, calun Mourad Brahim
Bouzouki Michalis Dimas
Violon Stefanos Filos
Clarinette, ney,laouto, chant Ilias Markantonis
Chant, guitare Ioannis Niarchios
Chant, baglama Foteini Papadopoulou
Scénographie et costumes Florence Samain
Lumières Ana Samoilovich
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