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« Moses und Aron » à l’Opéra de Paris

Moses und Aron commence par l’incapacité de Moïse à parler (« ma langue est mahabile, je peux penser mais non parler ») et se termine par « Ô verbe, verbe qui me manques ». C’est dans cette tension entre le silence et l’ineffable que se noue cet opéra, écrit par Arnold Schönberg tant pour la musique que pour le livret à forte teneur philosophique, voire théologique.

Le récit emprunte à la Bible l’histoire de Moïse, de l’épisode du Buisson ardent au retour du prophète qui brise les tables de la Loi.

On sait que le compositeur n’a jamais pu terminer son opéra. Mais comment l’aurait-il pu après ces derniers mots du deuxième acte. Comment repartir après cet assèchement définitif du verbe ? Pourtant c’est bien cette impossibilité, cet abyme du sens suivi de la destruction des tables de La Loi, qui ouvre de nouveau à la parole, puisque sa transmission sera donc définitivement orale, c’est-à-dire, déformée, soumise pour toujours à l’interprétation.

Et c’est bien une interprétation biblique que Schönberg nous livre dans son texte, mais aussi dans sa musique dodécaphonique. C’est justement au cours de son processus de retour au judaïsme (il s’était converti au protestantisme à 18 ans) que Schönberg invente le dodécaphonisme. Cette méthode compositionnelle fondée sur douze notes suppose la série. Aucune de ces notes ne peut se répéter tant que les onze autres ne sont pas jouées. Par contre, cette série peut se travailler à l’envers (rétrograde) ou en miroir (en inversant les hauteurs de note) ou les deux. On comprend aisément que cette méthode ordonne une sorte de chaos et surtout, rend la musique sinon plus aride, du moins plus abstraite. Plus proche d’une idée que d’un discours harmonieux, d’un concept que d’une représentation, d’une pensée que d’un langage. Comme son Moïse souhaiterait que soit transmis le verbe divin. Mais surtout, le système joue bien comme une Loi. Certes transgressible, c’est bien le propre de la loi mosaïque.

On remarquera également que Schönberg dans son titre Moses und Aron, a enlevé un A de Aaron, par superstition dit-on envers le nombre 13, mais peut-être aussi pour que la lettres et notes correspondent.

Moïse, donc, ne peut parler d’une part pour ne pas trahir le verbe divin, d’autre part parce qu’ « il ne sera pas crédible » auprès de son peuple. Pour Moïse «  Chaque mot est comme une souillure inutile du silence et du néant » (Beckett, Watt). Du coup, il ne chantera pas. Il utilisera le Sprechgesang (chanté-parlé), alors qu’Aron, lui, pourra développer une mélodie propre à emmener le peuple où il veut.

D’emblée il s’agit donc bien d’une opposition entre le prophète et le prêtre, l’idéal et le politique, l’innommable, éternel, irreprésentable et... l’incarnation. On peut imaginer que le passé protestant de l’auteur n’a pas compté pour peu dans cette problématique.

Cette œuvre qui fourmille de sens et de ramifications ne pouvait que séduire Roméo Castellucci, qui avait fréquenté Moïse, dans son Go Down Moses, en 2014.

Et sa mise en scène est, comme toujours, stupéfiante d’intelligence, de perspectives ouvertes, et de beauté.

La première scène, dite du Buisson ardent fait descendre des cintres un Revox, au milieu du plateau. Ainsi se déroule la parole de Dieu, invisible, éternel, inommable et irreprésentable, tandis qu’un taureau (magnifique Easy Rider,1,5 tonne, d’un blanc doré) veille et s’efface.. Et alors que le magnétophone enregistre, la bande se dévide, et tombe aux pieds de Moïse (extraordinaire Thomas Johannes Mayer), lui enjoignant de transmettre sa parole. Et si ce n’est lui, ce sera donc son frère, Aron (formidable John Graham-Hall), qui se fera l’interprète et deviendra « la bouche » de Moïse et de Dieu. Moïse se saisit de cette bande-lanière et l’entoure autour de son bras. Faisant signe vers ces phylactères que ceignent les bras des juifs pieux pour la prière. Cette bande traversera tout l’Opéra, comme le fil conducteur qui lie au ciel tous les personnages, mais pour l’instant, Moïse s’y empêtre comme dans les mots qui lui restent dans la gorge.

Photos : Bernd Uhlig / OnP

Nous voici alors transporté dans cet ineffable, et cet invisible, en l’occurence un désert blanc, immensité vide où le peuple prend place peu à peu, et où son chant arrive comme une effraction du silence. Nous discernons à peine ce peuple livide, placé derrière un tulle laiteux. Bientôt, avec la parole libérée par Dieu, s’affichent sur ce support toutes sortes de mots qu’elle retenait.  D’abord le mot « FRERE » puis, des mots clés : Horizon, nuée, flamme, protection, sacrifice, beauté, sang, qui font référence au texte. Le peuple résiste et en réfère aux anciens dieux. Aron finit par convaincre la foule par ses effets – de discours ou de miracle – le bâton se transforme en serpent (une machine médicale ? un vaisseau spatial ?), la lèpre sur la main de Moïse apparaît et disparaît et l’eau du nil devient sang. Comme une multitude, des mots désormais vides s’accumulent sans pouvoir faire sens (Dinosaure, escargot, menace, rhinocéros, accord, garde robe…).

Photos : Bernd Uhlig / OnP

Et pendant qu’Aron triomphe et que le peuple acquiece, alors la conque blanche se fend, laissant apparaître des hommes et des femmes nus comme s’ils tombaient du Paradis perdu ou sortaient de l’Enfer de Dante. C’est grandiose et littéralement sidérant.

Photos : Bernd Uhlig / OnP

Exit la blancheur, l’Interlude et le deuxième acte sont passés au noir d’encre. Moïse a disparu sur le Mont Sinaï. Dieu est désormais inaudible. Aron resté seul doit diriger son peuple. Et comme chacun sait, la politique, c’est mettre les mains dans le cambouis. Ce que fait Aron... à la bouche d’or ! Après la vacuité des mots, il s’agit du mensonge et de la trahison obligée du langage. Et de l’image : icône et idole. Les hommes cèdent à la facilité de la représentation et passent du blanc au noir. Si le livret est très explicite quant au stupre, au sacrifice, aux scènes d’orgie, Roméo Castellucci les tient à distance. Il se concentre plutôt sur les effets de l’Or et de l’Image, des dieux encore très puissants aujourd’hui. Et en fait entendre les échos qui se propagent jusqu’à nous. Comme dans Go Down Moses, Castellucci met en scène,discrètement, un retour à la préhistoire. Dans le premier, apparaissaient les mains pariétales de Lascaux. Cette fois, c’est la silhouette formidable du taureau primitif que l’on voit surgir en lieu et place du Veau d’Or (toujours Easy Rider).

Photos : Bernd Uhlig / OnP

La chorégraphie de Cindy Van Acker (qui avait déjà réglé celle de l’Enfer du même Castellucci), est un vrai travail d’orfèvre sur les déplacements et le traitement d’un groupe en marche qui finit par se disloquer. Dans l’acte I, ce sont les unissons qui dominent, de la stase à la course en nuée. Le Second acte laisse poindre autre chose. Outre le très beau moment où le groupe devenu sombre constitue une sorte de frise en mouvement enchevêtré, dans la scène du Veau d’Or, notamment, les couples s’imbriquent à deux puis à quatre. Bien sûr, cela symbolise l’orgie. Mais cela évoque aussi l’idée platonicienne de corps qui retrouvent leur(s) moitié(s) perdues. Le retour à l’idole permet d’évincer l’image manquante de ce Dieu insaisissable, le peuple a trouvé un maître bien visible, et avec lui, n’a plus à se confronter au manque, à l’absence, à cette faille intérieure qui le constitue. En descendant dans le fleuve qui les fait passer du blanc au noir, ils plongent dans une sorte de styx qui dispense un nouvel oubli de soi au profit d’un pouvoir qui les guide.

Photos : Bernd Uhlig / OnP

Le groupe devient masse. Aron devient une idole, un totem, masqué, travesti de la parole de Dieu c’est-à-dire des fameuses bandes magnétiques.

Écrit à partir de 1930, et fini en 1951, on sent dans cet acte que la traversée du désert a aussi pour Schönberg encore un autre sens, et que les questions qu’il soulève concernent aussi l’indicible et l’irreprésentable de la Shoah, mais aussi celle de l’impuissance de Dieu face à cela. Ce que Castellucci montre en ne le montrant pas.

La fin, est une sorte de réflexion abyssale qui ouvre un porte à l’indécidable : faut-il transmettre un absolu ou sa représentation ? Vaut-il mieux d’être compris par le peuple ? Peut-on se libérer des images ? Aron n’a-t-il pas raison quand il prétend que les Tables de la Loi sont une autre idole ou qu’il faut aimer le peuple ? Ne pose-t-il pas, à travers cette forme de compromission, la difficulté de nos fragiles démocraties à imposer leurs valeurs en douceur ?

Photos : Bernd Uhlig / OnP

Philippe Jordan tient de bout en bout cette partition qu’il fait limpide, transparente. Les chanteurs et les chœurs (qui ont travaillé la partition pendant plus d’un an) sont exceptionnels.

Stéphane Lissner a réussi son pari d’ouvrir la saison de l’Opéra national de Paris avec cette œuvre radicale, exigeante, mais d’une beauté à couper le souffle.

Agnès Izrine

Du 20 octobre au 9 novembre, Opéra Bastille, Opéra national de Paris

 

Direction Musicale Philippe Jordan
Mise En Scène, Décors, Costumes et Lumières Romeo Castellucci
Chef Des Choeurs José Luis Basso
Chef Des Choeurs Adjoint Alessandro Di Stefano
Chorégraphie Cindy Van Acker
Collaboration Artistique Silvia Costa
Dramaturgie Piersandra Di Matteo, Christian Longchamp
Orchestre Et Choeurs De L’opéra National de Paris
Maîtrise Des Hauts-De-Seine / Choeur d’enfants De L’opéra National De Paris

Moses Thomas Johannes Mayer

Aron John Graham-Hall

Ein Junges Mädchen Julie Davies

Eine Kranke Catherine Wyn-Rogers

Ein Junger Mann Nicky Spence

Der Nackte Jüngling Michael Pflumm

Ein Mann Chae Wook Lim

Ein Anderer Mann, Ephraimit Christopher Purves

Ein Priester Ralf Lukas

Vier Nackte Jungfrauen Julie Davies, Maren

Favela, Valentina Kutzarova, Elena Suvorova

Drei Älteste Shin Jae Kim, Olivier Ayault, Jian-Hong Zhao

Sechs Solostimmen Aus Dem Dornbusch Béatrice Malleret, Isabelle Wnorowka-Pluchart, Marie-Cécile Chevassus, John Bernard, Chae Wook Lim, Julien Joguet

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