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« L’Année commence avec elles » : Entretien avec Joëlle Smadja


Au-delà de la nécessaire revendication pour une juste et équitable place des femmes dans le paysage culturel et dans les programmations, « L’Année commence avec elles » a révélé au fil des éditions une singularité d’écriture remarquable. Nous avons interrogé Joëlle Smadja, directrice de Pôle-Sud qui a inventé ce festival il y a trois ans.

Danser Canal Historique : Comment est né ce festival ?

Joëlle Smadja C’est une expérience assez passionnante de faire un focus sur des écritures féminines. C’est parti d’un constat, que tout le monde peut faire. Pendant des années  j’ai été attentive à la parité – sachant que nous ne l’avons pas fait dès la création de Pôle Sud – mais nous avons été plutôt vertueux à cet égard depuis de nombreuses années. Assez rapidement, je suis allée voir des chorégraphes femmes et je me suis aperçue que dans ces propositions, elles livraient un point de vue sur le monde vraiment différent, dans la façon d’écrire le plateau, dans le choix de sujets, dans la façon de s’emparer de récits qui leur étaient spécifiques. J’ai alors réalisé que plutôt que de la parité, il fallait redonner de la parole et de la visibilité à ces discours, ces points de vue, qui sont partagés par des femmes de différentes générations. Ça me semblait important. Toute cette nouvelle vague des trentenaires, me semblaient passionnantes, parce qu’elles y vont. Elles portent une forme de puissance évocatrice, une liberté dans le ton qui permettent d’aller plus loin sur certains sujets. Le titre est né naturellement, l’Année commence avec elles voilà ! C’était aussi simple que ça.

DCH : C’est sa troisième édition, mais à l’origine, il n’était qu’un « Temps fort » qu’est-ce qui vous a poussée à le développer ?

Joëlle Smadja Au départ c’était un temps fort, parce que nous avions déjà un, si ce n’est deux, festivals. Et puis, c’est une sorte de boulimie. Au début nous avions cinq, six artistes, puis six, huit, là nous en avons onze. Donc de quoi constituer un vrai festival. Une fois que ce concept est énoncé, le mot festival ne change rien au niveau de la programmation, mais suppose de construire autour d’autres événements. C’est une adresse en direction du public : nous allons vous convier à quelque chose qui va ajouter de la « fête » à des simples spectacles. Donc il y a aussi des rencontres, des temps de convivialité, nous avons publié de nouveau notre supplément, en faisant appel à des personnes extérieures comme des professeurs d’université, des journalistes, pour écrire, sur ce sujet et les œuvres présentées. Du coup ça nous donne des points de comparaison entre les écritures. Ce qui nous permet d’avoir une ressource particulière sur le sujet lui même et c’est nouveau : nous n’avions pas de littérature sur cette programmation. 

DCH : Il est étonnant de constater qu’il faille aujourd’hui faire un focus sur les écritures chorégraphiques féminines, alors que les pionniers de la danse contemporaines ont toujours été des pionnières, en France comme à l’étranger…

Joëlle Smadja C’est vrai. En France, le grand mouvement qui a démarré ce phénomène de la Nouvelle danse contemporaine, c’était des femmes, Duboc, Chopinot, Marin, Saporta, Diverrès… Elles étaient dans cette forme de liberté, revendicatrice… et à la tête de CCN. Mais depuis, les jeunes n’ont plus ces outils des CCN, ils y ont moins d’accès en tout cas. Alors bien sûr, nous pouvons toujours nous réjouir de voir des femmes sur les plateaux. Mais, quand j’ai démarré ce projet et décidé d’aller voir des projets de femmes, ça s’est avéré plus compliqué que prévu. Très vite je me suis aperçue que les grosses productions, sont rarement données à des femmes, qui sont cantonnées à des formes relativement intimes, solo, duo maximum. Celles qui bénéficient de budgets plus importants, ce sont les deux CCN aux mains de femmes, Olivia Grandville et Maud Le Pladec. Sinon, il faut se tourner vers l’étranger. Mais en France, les femmes sont cantonnées, soit au Jeune Public, soit aux petites formes, soit c’est le spectacle émergent à la mode dont tout le monde parle, mais qui ne va pas forcément durer. Donc j’ai l’impression que nous sommes dans une situation où il faut tout recommencer, tout redémarrer. C’est bien que cette nouvelle génération ne se soit pas épuisée et continue à vouloir avancer, mais les conditions de diffusion, de production et même de repérage, sont de plus en plus difficiles, même si nous sommes nombreux à travailler sur les débuts de parcours et qui le font savoir. 

DCH : Comment avez-vous construit votre programmation ?

Joëlle Smadja L’idée c’était de faire quelque chose à plusieurs échelles, et notamment à l’échelle de la région. Et il était important pour nous de mélanger les artistes de la région Grand Est, qui ont du mal à en sortir, en leur offrant la possibilité d’avoir plus de visibilité au niveau de la presse nationale et des programmateurs, du fait de la formule « festival ». Et puis il y a des artistes nationaux et internationaux. Les degrés de notoriété sont divers, mais je travaille à Strasbourg et non à Paris. Une artiste comme Betty Tchomanga est totalement inconnue ici. Comme la plupart des chorégraphes programmées dans cette édition. Et finalement, les artistes les plus connus sont les régionaux de l’étape ! 

Un de nos critères, même si ce n’était pas le seul, était également de renouveler les chorégraphes que nous faisons venir.

Lara Barsacq, par exemple, présente une pièce qui a été annulée trois fois à cause du Covid. Lara est une femme que nous aimons beaucoup, que nous avons accompagnée dans le cadre de notre réseau transfrontalier GRAND LUX il y a trois ans, et qui fait pourtant partie de ces artistes qui ne sont pas venues à Strasbourg.

Les chorégraphes sont plutôt d’origines différentes : Akiko Hasegawa est Japonaise et vit à Strasbourg, Marie Cambois, est de Nancy, Bryanna Fritz est Américaine et vit à Paris, Betty Tchomanga est mi-camerounaise, mi-française, Soa Ratsifandrihanaqui commence à faire parler d’elle est d’origine malgache, Lenio Kaklea est Grecque et vit en Belgique, comme Meytal Blanaru qui est Israélienne, Marta Izquierdo Muñoz est Espagnole et travaille en France. On retrouve la même urgence chez chacune d’entre elles.

DCH : Avez-vous perçu une homogénéité des problématiques ?

Joëlle Smadja La question de la sincérité, l’interrogation sur les origines, le retour sur des rituels familiaux, le regard sur les femmes, l’intensité des propositions. 

Akiko Hasegawa, travaille sur les questions de « Haré » qui sont les moments de joie au Japon, et réinterroge les danses traditionnelles, mais de façon tout à fait contemporaine.

Betty Tchomanga dans Mascarades interroge le personnage mythique de Mami Waata, avec pour arrière fond les histoires des origines, des métamorphoses liées au regard de l’Autre. Soa Ratsifandrihana cherche à concilier sa danse d’aujourd’hui en Europe, et les danses groove de ses parents dans un rapport à son histoire qui est très sincère. Meytal Blanaru, s’intéresse à la trace dans le corps de tout ce qui a pu être vécu, qu’elle fait ressortir en construisant tout un travail qui n’est pas psychanalytique mais de révélation physique, de lien. 

Elles éprouvent également une nécessité de parler de choses qui leur sont propres et pas forcément à la mode. Je pense à Lenio Kaklea qui mène à la fois un travail théorique et pratique. Elle revisite tout le trajet de sa formation et toute la question quelle porte sur le féminin, et comment les femmes en général traversent toutes ces étapes. 

Bryanna Fritz est un peu à part et incroyable, je l’ai découverte il y a peu. Elle s’empare de thèmes avec une énergie très rock n’roll – j’allais dire très américaine aussi –qui ne sont pas du tout à la mode, comme les saintes, et elle en fait quelque chose d’extrêmement moderne avec beaucoup d’intelligence et d’humour, voire de cynisme parfois.

Marie Cambois est une artiste qui est installée, dans notre région et veut renouer avec ce qui la portait depuis toujours : elle aimait autant la musique que la danse et a créé une sorte de comédie musicale contemporaine, qui n’a rien à voir avec les comédies musicales habituelles, tout en essayant de retravailler ce qui est au cœur de son histoire personnelle. Elle était comédienne, elle est danseuse, je crois que ça va être quelque chose d’assez subtil qui va mélanger les disciplines.

Nach revendique aussi quelque chose de son origine sans vouloir y être enfermée.

Lara Barsacq a complètement remodernisé Ida Rubinstein, cette femme d’un autre siècle, en la transposant à notre époque avec des interprètes d’aujourd’hui, qui réaffirment la question du genre, ou par exemple de la pilosité féminine, avec une décontraction…Comme si elles revisitaient une personne du passé en se demandant quelle provocatrice elle serait aujourd’hui. Je trouve intéressant la façon dont les femmes se sont réapproprié les histoires anciennes, pour montrer ce que seraient les héroïnes d’aujourd’hui.

Donc je ne sais pas si je pourrais dire autant de choses des pièces de garçons, même si en disant ça, je prends des risques.

Il y a aussi cette problématique de la femme puissante, qui n’est pas là pour écraser l’homme mais revendiquer sa propre puissance. Dans les pièces que nous allons montrer il n’y a pas de revendication antipatriarcale, mais toutes affirment la nécessité d’exister aussi, en tant que femmes, même celles qui mélangent au plateau hommes et femmes. Et ça transcende les frontières.

DCH : Comment réagit le public face à ce festival ?

Joëlle Smadja En termes de public nous recevons beaucoup de monde, et particulièrement pour la danse, grâce à la nouvelle génération. Quand nous avons commencé (en 1989 ndlr), la danse était encore considérée comme « élitiste » pour beaucoup de gens. Les danses urbaines ont beaucoup agi pour que ça devienne quelque chose de beaucoup plus partagé, puis les danses urbaines se sont elles-mêmes étendues en mélangeant les genres, les styles et les esthétiques. Les réseaux sociaux qui ont beaucoup utilisé la danse, ont fait qu’il y a beaucoup de jeunes qui viennent, sont curieux et ne se posent absolument pas la question de l’élitisme. La danse est une évidence pour eux, et une évidence moderne. Nous sommes considérés comme beaucoup moins classiques que le théâtre et un endroit où la parole peut s’exprimer. Les publics ont changé. Aujourd’hui nous avons des salles très mélangées. C’est agréable.

Propos recueillis par Agnès Izrine

L’Année commence avec elles, festival du 12 au 28 janvier 2023.
Pôle-Sud CDCN, Strasbourg.

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