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Katerina Andreou et Salva Sanchis au Théâtre de la Bastille

Quand deux pièces, programmées les mêmes soirs, saisissent la danse au collet de ses pures matières d'énergies et d'intentions. Mais si différemment.

Il fut un temps où le Théâtre de la Bastille comptait parmi les lieux prescripteurs en matière de danse contemporaine dans la capitale. On vient de se rendre compte de ce qu'on a beaucoup perdu l'habitude, à vrai dire les raisons, de s'y rendre au cours des années les plus récentes. Si on y pensait à ces choses, c'est que justement un nouveau module de programmation vient d'y être proposé, qui justifia à nouveau de s'y déplacer..

Ce nouveau module est issu d'une association entre ce théâtre et l'Atelier de Paris Carolyn Carlson, les deux mettant en commun des moyens d'accompagnement, de production, et finalement de visibilité. L'une des affiches découlant de cela réunissait, sur un même soir, la pièce A Kind of Fierce de Katerina Andreou, et Radical Light, de Salva Sanchis. Une grecque. Un Catalan (celui-ci arborant slogan de soutien à ses compatriotes emprisonnés, au moment des saluts). Mais les deux titrant en anglais, tant il est vrai que les chorégraphes n'ont pas attendu la novlangue macronienne pour cultiver ce tic dérisoire

Katerina Andreou. Salva Sanchis. Frédéric Gravel, Godard et Santoro les autres soirs. Quelle galaxie s'esquisse là ? Elle n'a strictement rien de convergeant. Et pourtant… Pourtant un je ne sais quoi d'assurance d'écriture chorégraphique très dense, très assumée, repérée à des niveaux comparatifs inégaux, mais justifiant chez tous, absolument, qu'on leur accorde pleine attention.

Puis un goût vient à se dégager en partage, quand parvenue à son terme la soirée dévolue à Katerina Andreou et Salva Sanchis. Ce goût serait celui d'une danse de mouvement, qui se saisit résolument de ses moyens de corps, chacune y mettant en œuvre une option très marquée d'engagement dans des matières déterminées. On y trouve du cap. De la consistance. Fût-ce sur des chemins sans rien de commun au-delà de ça.

Katerina Andreou évolue en solo dans A Kind of Fierce, le port du corps situé haut, toute en entièreté, pour arpenter un espace vigoureusement séquencé, segmenté, par sa qualité d'engagement sans ambages. Si c'est net, cela reste abrasif, un rien piaffant. Il ne s'agit pas de broderie délicate. Cette danseuse semblerait se transporter comme toujours un peu au-devant d'elle-même, poussée par un peu plus fort qu'elle, au droit de ses gestes la précédant.

Une certaine thématique plus illustrative relie sa dramaturgie à une symbolique musicale : ici se saisissant de baguettes de batteur, là esquivant, ou heurtant – étrangement dans ce registre inttendu d'utilisation – un micro pendant des cintres à hauteur de son visage. Enfin se hissant sur des enceintes sonores en quoi consiste d'ailleurs l'essentiel de sa scénographie.

Mais curieusement, ce n'est pas ce lien possible aux choses musicales qui aura sonné le plus fort dans notre perception de A Kind of Fierce. C'est plutôt la sensation d'une virulence des intentions, un peu précipitée, grisée, comme pour la porter au-delà de sa stricte volonté, qui aimante cette qualité de présence. Ce serait une forme d'ivresse libre, de détermination farouche, quoiqu'il arrive, à y aller, sans tergiverser. Mix assez envoûtant que cette tension entre perte consentie de contrôle, et pourtant fermeté affirmée, presque affichée, d'engagement en mouvement. On pourrait y voir une parabole du consentement, et de son dépassement. Et presque déceler, en cela, un écho à l'humeur  politique du temps ; ce qu'elle devrait inspirer d'exigence…

Une grande homogénéité empreint tout autant Radical Light, de Salva Sanchis. Il s'agit cette fois d'un quintette, ne comprenant qu'une seule femme – une dissymétrie qui ne fait guère enjeu de fond, mais teinte quand même au masculin séduisant, la fibre émotionnelle de l'ensemble. L'homogénéité est cette fois celle, globale, d'une dynamique d'expansion inexorable dans l'avancée de cette pièce. La musique électronique de Joris Vermeiren et Senjan Jansen, bourdonnante, sourde, parfois grésillante, y contribue puissamment.

Les corps eux-mêmes puisent à une matière constante, souple pâte à modeler, indéfiniment en volutes et spirales, par traversées très déroulées d'énergies, en grandes portées ondulantes du talon jusqu'au sommet du crâne et extrêmités de bras, non sans un emportement généreux par le bassin.

Si on n'y trouve pas la même obsession d'analyse syncopique, on ressent néanmoins une évidente trace "keersmaekienne" dans cette écriture de corps, toute de vraie fausse nonchalance savante, virtuosité discrète et assurance consommée, chez un Salva Sanchis collaborateur très proche de la célèbre chorégraphe flamande.

Au sol de Radical Life est déposé un tapis d'une peu courante teinte orange vif, brillant, de format carré disposé en transverse du cadre parallélépipédique de la cage de scène. Le jeu d'entrée et de sortie à l'intérieur et l'extérieur de cette aire est l'un des moteurs de la composition chorégraphique ; mais sans que s'y imprime une quelconque rigidité systématique. Parfois c'est une écume de houle générale qui se forme, d'où émanent des giclées de cristallisation soliste.

Certains interprètes semblent choisir de se retirer sur le bord, y patienter, devenir franchement spectateurs attentifs de leurs partenaires, et cela fait une trame de soutien, tandis que les résolutions à deux, à trois, etc, peuvent gagner en intensité. Au total, c'est une forme d'ivresse doucement hypnotique qui gagne l'ensemble de la situation et emporte le regard spectateur. Le drapé est de qualité. Grand teint. Assez suave. Mais alerte, plutôt coton que soie, sans manières ni minauderies. On y gagne déjà à éviter tout tapage, ou escroquerie (visuelle).

Gérard Mayen

Spectacle vu le vendredi 13 avril 2018, au Théâtre de la Bastille

Programmation en en collaboration avec l'Ateleir de Paris/CDCN

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