« INK » de Dimitris Papaiannou
Une pièce introspective en forme d’installation chorégraphique d’une puissance visuelle extraordinaire.
Ink (Encre) émerge d’une nuit infinie et pluvieuse où l’eau et l’ombre se propagent dans un univers clos. Un homme vêtu de noir (Dimitris Papaioannou), aussi noir que l’espace qui l’entoure, manipule un arroseur selon un protocole que lui seul connaît, emplissant une bouée de pêche en verre conçue pour se vider immédiatement (c’est son rôle de flotter) et répandre l’eau sur le sol. L’accompagne une pieuvre, seul être vivant à ses côtés, qu’il plonge ou sort de la bouée bocal, tandis que la lumière ricochant sur cette transparence voile le tout d’un châle de jour. Si le sens nous échappe d’abord, une kyrielle d’images vient peupler cet antre de solitude innervé par l’inconscient, qui nous aspire dans les limbes d’un monde irréel et pourtant connu. Et l’homme se diffracte en autant de figures investies par sa gestuelle énigmatique : pêcheur, gardien, deus ex machina, démiurge, Poseïdon contemporain… Soudain une sorte de créature sort des profondeurs en rampant dont on distingue la chair livide avant de visualiser un homme (Šuka Horn) jeune et athlétique, nu comme au premier jour que l’autre s’efforce de contenir dans des limbes matérialisés par une plaque de plexiglas qui entoure et entrave son corps tout en sexualisant sa nudité. Soudain, un autre imaginaire se déploie, qui tient des bains ou du sauna, de ce corps surexposé mais insaisissable.
Galerie photo © Julian Mommert
A peine débarrassé de son carcan translucide, l’éphèbe ayant surmonté le choc physique de l’air libre, s’engage un duo-duel qui fait penser au combat de Jacob avec l’Ange, cet Autre de force égale, cette présence mystérieuse qui nous saisit et nous étreint, cette lutte avec l’invisible. Car, Ink est un drame onirique, un voyage fantastique dans les fantasmes de Papaioannou et ses désirs en clair-obscur. Une œuvre troublante, peut-être la plus introspective du chorégraphe, entièrement tournée vers l’homosexualité, une sorte de cauchemar psychanalytique, avec toute une panoplie de visions fragmentaires qui nous parlent de fascination mutuelle, de double, de filiation, de lutte, de monstres tapis dans l’ombre, de Frankenstein, de soumission, de domination, des dieux, des hommes, de première rencontre, d’attraction irrépressible, d’apprivoisement, d’enfant à venir, d’animal, de concupiscence, de curiosité et même de répugnance, de séduction et de peur, le tout placé sous le signe de la pieuvre comme symbole d’une « sexualité intense », car, comme le dit Papaioannou, le désir se métamorphose en œuvre spirituelle « comme l’encre, ce sperme noir du poulpe, se transforme en peinture ou en littérature ».
Ink avec ses images d’une puissance visuelle extraordinaire, ces jets qui se dressent et retombent en fumée, ces puits de lumière qui creusent une pénombre ténébreuse, ces lueurs d’orage sur des éclats de Vivaldi ou Mahler, ou d’airs des années 30 nous parle aussi de deuil, d’abandon, de séparation, de perte irrémédiable, comme le suggère la fin ou l’homme se retrouve seul, et, de rage, frappe trente-neuf fois la pieuvre sur le sol comme pour se punir définitivement (un souvenir érotique selon l’auteur qui a déjà utilisé cette allégorie dans l’une des ses premières pièces, Sappho). L’eau, cet élément primordial de la vie, abondamment versée de bout en bout, ne serait-elle pas la métaphore de larmes rentrées ? Comme le lac du Lac des cygnes formé par les pleurs de la mère d’Odette - cygne blanc ? Nous n’en finirions pas d’égrainer les mythes que cette installation chorégraphique d’une rare puissance picturale et gestuelle suscite. Et peut-être suffit-il de se laisser fasciner par cette plongée dans les profondeurs cérébrales, cette œuvre en forme de « cosa mentale » selon la célèbre formule de Léonard de Vinci.
Agnès Izrine
Le 24 septembre 2023, Biennale de la Danse de Lyon /Maison de la Danse
Distribution
play for two
created (concept, direction, sets, costumes, lights) by Dimitris Papaioannou
dressed man Dimitris Papaioannou / Haris Fragoulis
nude man Šuka Horn
music Kornilios Selamsis
sound design David Blouin
lighting design Lucien Laborderie, Stephanos Droussiotis
creative - executive producer - assistant director Tina Papanikolaou
associate director Haris Fragoulis
performers’ physical training Šuka Horn
photographs + cinematography Julian Mommert
music recorded by Teodor Currentzis and musicAeterna orchestra
the name of the play was given by Aggelos Mendis
the octopuses were created by Nectarios Dionysatos
visual design associate Evangelos Xenodochidis
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