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« Hopeless » de Sergiu Matis

La poésie narrative de l'antiquité grecque et romaine est à la source de « Hopeless » de Sergiu Matis. Pour une humanité désolée et d’après apocalypse, la nature n’est plus que souvenirs mouvementistes et banque de récits poétiques et musicaux.

Performeur, chorégraphe et danseur roumain installé à Berlin, Sergiu Matis a dansé pour plusieurs productions de Sasha Waltz & Guests. Sa singularité ? Travailler avec la voix comme instrument équivalent de la danse. Il chorégraphie ainsi le sens et les idées en utilisant le langage comme texte performatif et canevas corporel. Sergiu Matis dévoile une humanité balbutiante. Sensibles aux échappées fulgurantes vitales, les corps en désordre sont marqués par la torsion et la contorsion de forces somatiques inconscientes.

Il y a chez ce chorégraphe trentenaire le désir, peut-être hérité de la berlinoise Sasha Waltz, de se faire le sismographe de personnes rescapées de sociétés terrifiées (les drames humains, politiques, sociaux et séismes écologiques des XXe et XXIe s.). Et dont le présent et le devenir cheminent en lisière d’abîme. Bien qu’hyperstructuré, le matériau dansé est généré en improvisation, sur l’instant.

Couches dansées et subverties

Hopeless infuse l’impression de vignettes dansées façon gif animés chez des êtres hantés par le fantôme de ce qui a disparu. Un mouvement qui joue de l’aller et retour, du reverse. Une construction/déconstruction de brèves phrases dansées, un zapping continu menant à l’inaccomplissement corporel à son découpage par l’accident, le bug, l’anomalie. Ceci tant à l’ère de l’intelligence artificielle que de la fragmentation et du bombardement d’informations par les réseaux sociaux. En contemplant ces deux hommes à la morphologie identique et une femme d’une grande explosivité, on peut épisodiquement songer de manière moins rythmique et plus contorsionnée à
Rule of Three du chorégraphe flamand Jan Martens (lire notre critique). Et ses brefs mouvements, pas et postures qui reviennent en arrière pour repartir en boucle.

Au final, il y a cette réflexion passionnante sur les techniques de danse qui s’impriment par couches successives dans le corps. Elles en conditionnent l’expression et la conduite. Un autre trio dû à l’artiste roumain, Explicit Content (2015), portait déjà cette ambivalence. La résistance à des formes codifiées, artificielles et la jubilation à s’immerger dans la technique pure pour délaisser les failles et insuffisances du corps. Ce dernier y est aussi sonore – poème antique proféré, chants et cris d’oiseaux et d’animaux réactivés par le souffle notamment. Il voyage avec Hopeless du côté des instincts et de secrètes impulsions souvent impensées.

Nature poétique et antique

Dans un univers en voie de réchauffement, que reste-t-il de la nature idyllique et cultivée décrite dans les poèmes de Théocrite et Virgile ? Les poètes ont-ils leur part dans l’apocalypse climatique d’hier et d’aujourd’hui par leurs turbulences érotiques triviales et leur politisation du paysage ? Ces refigurations à l’antique dans un environnement scénique post-apocalyptique pose une fable qui n’est pas sans évoquer celle de l’écrivain américain Ray Bradbury dans sa dystopie livresque, Fahrenheit 451.

Un trio de survivants est composé de Martin Hansen, Sergiu Matis et Manon Parent. Cofondatrice du trio d'improvisation féministe queer Red Monky, l’impressionnante danseuse et musicienne parisienne a débuté la danse et le violon (joué dans «Hopeless») a trois ans avant de passer par le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. La jeune femme est l’exemple le plus accompli d’une hybridation réussie entre corps conscient pensant, inconscient, voix et son. Dans l’une des dernières scènes de Hopeless, elle combine avec une médusante fluidité scènes de mouvements d’une rare complexité et violon classique et un réagencement de la Symphonie Pastorale n°6 , signée Beethoven. Soit un répertoire classique axé sur des « connaissances inconsciemment incarnées».

Reformulations

Le trio survivaliste a ainsi mémorisé des poétiques antiques remixées à des considérations sur les catastrophes écologiques contemporaines. Dans un premier temps, chaque performeur livre des données factuelles sur des espèces d’oiseaux en voie d’extinction, telle la Grue de Sibérie. Ceci dans une forme de pseudo-exposé scientifique. Le spectateur est immergé au cœur d’une forêt sonore réalisée par AGF alias Antja Greie, une artiste électro écoféministe. Elle est composée notamment d'enregistrements de terrain de la bibliothèque des animaux disparus depuis les années 20, la Macauley Library of Extinct Animals.

Au plateau, cette reformulation chemine entre mémoire et oubli. Elle interroge l’histoire du ballet (L’Après-midi d’un Faune) et celle de la peinture (Le Déjeuner sur l’herbe signé Manet). Hopeless échafaude ainsi des pastoraux à partir de fragments, comme les données d'une bibliothèque de sons d'animaux disparus, ou les anciennes et nouvelles traductions des Idylles pastorales. L’ensemble oscille entre un acte forcené et désespéré de reconstitution et une tentative furieuse de conserver ce qui reste. Ceci en assumant le deuil des pertes à venir. Une sensation générale d'impuissance se dégage alors face à une suite de catastrophes et de ruines.

Ecologie dansée et narrative

En survêtements sportifs maculés de suie et retombées polluantes, les interprètes de Hopeless se font tour à tour sirènes, nymphes et bergers avec flûtes traditionnelles roumaines et violons technologiquement augmentés. Comme dans une compétition de poésie antique, ils rivalisent désespérément pour savoir qui peut émouvoir et faire pleurer le public le plus intensément. Ou se recueillent sur de minces bandes de terres herbeuses.

Au-delà de l’éco-anxiété, se dessine une forme inédite d’écologie entre le langage poétique et la chorégraphie. Elle permet aux cordes vocales de donner le ton au mouvement pour favoriser le cri et l’exorcisme de possibles scénarios catastrophes venus aussi de l’Antiquité. Le désespoir y est une force puissante poussant à agir et non une faille psychique et dépressive.

Bertrand Tappolet

Hopeless. 23 et 24 août à 21h 2019. FAR Nyon. Rens.: www.far-nyon.ch et www.tanzforumberlin.de/en/production/hopeless/

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