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Hooman Sharifi, Robyn Orlin et Pol Pi à Montpellier Danse

Les trois chorégraphes signent des manifestes à la fois chorégraphiques et musicaux, pour libérer la mémoire et l’imagination. 

Après un weekend d’ouverture foisonnant de propositions entre danse et musique, le ton était donné pour un nouveau cycle de propositions reprenant le fil d’Ariane aux belles sonorités. Montpellier Danse a en effet sorti de son chapeau trois autres propositions très musicales, rappelant que Terpsichore n’avait aucune intention de séparer les deux arts et qu’un corps peut bien produire à la fois du mouvement et du son, chanté ou à l’aide d’un instrument de musique, voire se transformer en instrument de percussion tout en dansant. 

Les frappes de pied au sol des danseurs dans Sacrifice while lost in salted earth  de Hooman Sharifi se combinent avec des postures corporelles improbables où les poings serrés semblent vouloir s’enfoncer dans le sol. Les corps se tendent au maximum, les bustes sont contraints jusqu’à l’horizontale. Chacun.e présente un solo dans lequel elle ou il vit son rapport au sacrifice, face aux autres danseurs assis au sol et face au public. Avant le spectacle, ils montent dans la salle et se présentent personnellement, en s’adressant aux spectateurs : « Hi, I’m Rosa… » etc. De petites conversations peuvent s’engager avant qu’ils ne montent sur le plateau. 

Au départ, Sharifi voulait travailler la partie musicale à partir de Sacre du Printemps. « Mais le sacrifice est aujourd’hui une décision individuelle de chacun », dit-il. Chaque interprète est d’origine iranienne et vit en Europe. Si l’exil demande des sacrifices, rester au pays n’est pas une solution, surtout si on veut faire de la danse comme forme de création, en Iran. Sans discours politique, sans évoquer des situations concrètes, toute la pièce dit avec force le drame à abandonner une part de soi, une douleur de la séparation et l’énorme volonté requise pour pouvoir poursuivre sur son chemin. Et aussi, le besoin de trouver réconfort en communauté. De leurs émotions très personnelles les reliant au sacrifice, les huit danseurs, dont la plupart sont eux-mêmes des chorégraphes (le plus connu en France étant Ali Moini), sont arrivés à un langage commun, une sorte d’art martial improbable interprété de manières très différentes. 

Et puis, arrive sur scène le musicien Arash Moradi avec son tanbour, instrument à cordes traditionnel. Dans ses mélodies iraniennes se glissent, tel un mirage, les notes de l’Hymne à la joiede Beethoven, hymne de l’Union Européenne, symbole d’espérance et de toutes les contradictions. Sharifi, également en scène, fait basculer son corps massif avec le sourire d’un gentil nain. Les contes de fées et les légendes guerrières sont faites de toutes les émotions. Sacrifice… aussi. Ensemble, les danseurs évoquent des rites festifs iraniens, mélangeant instruments de percussion et frappes des mains. L’ambiance est ici à la revendication et sans aucun doute, ce rythme les portera loin, au-delà de leur épuisement physique…

Robyn Orlin, roues et rouages coloniaux

Dans la compagnie Moving into Dance Mophatong de Johannesburg, tout le monde danse et chante comme s’il était un acte contre nature de vouloir se limiter à l’un ou à l’autre. A leurs côtés, la chanteuse-performeuse Anelisa Stuurman aka AnnaLizer. Le corps aussi puissant que la voix, elle se fond dans le groupe ou l’accompagne en marge de la scène, près du guitariste. Et les danseurs de Moving… de s’agripper à une barre richement décorée, jusqu’à ce que leur rythme balançant évoque les tireurs de rickshaws zoulous qui ont impressionne Robyn Orlin pendant son enfance. La petite fille blanche voyait en eux des anges ou créatures mythologiques. Il faut dire que leurs cornes de vache et leurs costumes de toutes les couleurs ont de quoi impressionner et même enthousiasmer. 

Galerie photo © Laurent Philippe

We wear our wheels with pride and slap your streets with color… we said ‘bonjour’ to satan in 1820… rend hommage à ces travailleurs exploités qui mouraient jeunes, à leurs chorégraphies involontaires qui résultaient de la traction et à leur inventivité vestimentaire. Mais contrairement à ses autres pièces et notamment à sa première création avec Moving… (Beauty remained for just a moment…, 2012), Orlin créé chaque situation, chaque mouvement collectif, chaque tableau choral à partir de la musique, ici douce comme des ballades. Quelque chose y ouvre même une porte vers un soupçon de mélancolie. L’exubérance, néanmoins une invitée permanente dans son univers, occupe ici l’écran en fond de scène. Le travail d’Eric Perroys sur les effets vidéo, la plupart créés en live, est indéniablement virtuose, stimulant l’imaginaire autant qu’il peut parfois encombrer la relation qui se crée entre le plateau et la salle. 

Dans l’ensemble, on découvre ici une corde très différente et profondément émouvante de Robyn Orlin, qui résonne avec les premières pièces qui nous l’ont faite découvrir en Europe, de Daddy, I’ve seen this piece six times before and I still don’t know why they are hurting each other (1999) à We must eat our suckers with the wrapper on (2001). Le jeu avec le public revient lui aussi à l’essentiel. Personne n’est emmené sur le plateau, personne ne jette des bouteilles dans la salle… Depuis le plateau, les danseurs-chanteurs embarquent doucement le public dans leur rythme : « en avant, en arrière, en avant, en arrière… » Chacun peut ainsi choisir s’il veut entrer dans la danse des rickshaws amahashi, mot désignant les chevaux en zoulou. Sans doute ce retour aux souvenirs d’enfance a-t-il forgé l’ambiance du spectacle où la recherche vocale et musicale est récompensée par quelques tubes potentiels.

Galerie photo © Laurent Philippe 

Pol Pi, dans vos têtes

Sans le corps, pas de gestes. Sans gestes, pas de musique… Pol Pi s’est certes tourné vers la chorégraphie, mais comme certaines autres personnalités majeures de sa profession (Hofesh Shechter, entre autres), il est également musicien de formation. C’est à Berlin, ville cosmopolite et musicale, qu’il a découvert les musiciennes à l’approche performative du Solistenensemble Kaleidoskop qui aiment à élargir l’idée du concert de musique baroque, classique ou contemporaine. Elles sont venues pour cette création à Montpellier avec, dans leurs valises, le Quatuor n°8 de Chostakovitch qualifié de « pseudo-tragique » par son compositeur en personne.

In Your Head : Dans votre tête, il y a la liberté d’imaginer et aussi la musique, beaucoup de musique… Quand les quatre musiciennes développent leurs gestes et états de corps alors que leurs instruments reposent en fond de scène, quand elles développent leurs relations mutuelles, quand elles murmurent et discutent entre elles à mi-voix, quand elles ne cessent de faire passer dans leurs corps une musique imaginaire, on finit par se dire que Pol Pi a dit vrai dans le titre : Il nous faut entendre Chostakovitch grâce à nos ressources intérieures. Et pourtant elles jouent… finalement. L’attente était longue, mais pas vaine. 

Galerie photo © Laurent Philippe

Avec tout le jeu scénique, gestuel et relationnel développé en amont, la musique se fond dans ce chassé-croisé tel une dimension parmi les autres. La liberté qui éclot à partir de là est énorme. Les musiciennes peuvent se déplacer en tirant derrière elles les cubes, illuminés de l’intérieur, qui leur servent de sièges. Elles peuvent interrompre leur jeu, intégrer des musiques additionnelles et même chanter. C’est ici la musique qui prend la place du danseur et les musiciennes en sont les chorégraphes, sous l’égide de Pol Pi. A partir de là, tout devient possible…

Thomas Hahn

Spectacles vus du 24 au 25 juin 2022 - 42festival Montpellier Danse,

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