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Histoire de la jeune danse : Génération Bagnolet #3

Regroupement générationnel de copains habités de passions partagées, étrangères aux mouvements de la culture dominante, la génération Bagnolet témoigne d’une force d’attraction remarquable, au point que des individus à priori très différents seront conduit à suivre des parcours étrangement parallèles, y compris des personnalités singulières et relativement rétives aux catégories préétablies. Ainsi Karine Saporta. Celle-ci est à cheval sur la génération des pionnier et la suivante. Elle donne sa première pièce, Kokakola (1974) puis Vénus à Trois (1975). Le collectif d'artistes qu'elle anime, Le corps graphique, expérimente des lieux de spectacles alors peu fréquentés, du moins en France (Nonchalances déchirées -1981- galerie Oudin), explorent des thèmes qui seront développés par la suite (Judith -1978-). En 1982, elle crée la compagnie qui porte son nom et peaufine une réputation entre fascination et rejet. Avec des pièces entourées d’une aura sulfureuse comme Éclats d'infante (1982), Hypnotic Circus (1983) ou Les Pleurs en porcelaine (1985) Saporta cultive une esthétisation et théâtralisation de la chair que ne partagent pas ses collègues.

Pourtant, la chorégraphe suit toutes les grandes étapes de sa génération, y compris une mention à Bagnolet en 1977. Saporta attend 1988 pour prendre la direction d’un CCN et se lance dans de très gros spectacles, à la teneur néo-baroquisante dans l’esprit d’une collaboration avec le cinéaste Peter Greenaway pour son film Prospero's Books (1991). Cette institutionnalisation n’a sans doute pas été la période créative la plus féconde de la chorégraphe, mais elle a continué à être le foyer un révélation pour ne nombreux interprètes qui en font une des figures incontournables de cette génération-là.

Il est même étonnant que cet effet de génération se retrouve dans un domaine à priori éloigné des recherches de Chopinot comme la danse Baroque. Au départ, il y a Francine Lancelot. Formée par Malkovsky, passé par Berlin et les cours de Mary Wigman ou de Tatiana Gsovsky, danseuse aux Ballets modernes de Paris de Françoise et Dominique Dupuy, Francine Lancelot est initiée à la notation de la danse par Pierre Conté, à la danse traditionnelle et à la danse ancienne par Jean-Michel Guilcher, et devient docteur en ethnologie en 1973. Travaillant pour le CNRS, elle va faire redécouvrir le répertoire chorégraphique des XVIIème et XVIIIème siècles en permettant de lire les partitions notées en technique Feuillet.

Mais c’est en 1980, sous la houlette de l’Institut de Musiques et Danses Anciennes, en plein cœur du mouvement de renaissance de la musique baroque, qu’elle crée la compagnie Ris et Danceries en s’appuyant sur ceux qui sont déjà ses élèves. Cette compagnie est un creuset où se retrouvent Béatrice Massin comme François Raffinot. Ce dernier, après avoir participé aux premières expériences de Dominique Bagouet, rencontre Francine Lancelot en 1977. Si la recréation d’Atys, en 1987, a été une manière de Bataille d’Ernani des baroqueux, si Francine Lancelot et Béatrice Massin y sont pleinement engagées, François Raffinot était déjà parti. La comparaison des biographies est étonnante : toute une génération arrive dans le monde de la danse et s’installe dans le paysage.

Sans véritables convergences esthétiques, sans mot d’ordre et encore moins de manifeste, la Génération Bagnolet de la Jeune Danse se caractérise par une manière de communauté de destin et par l’élaboration de quelques outils majeurs pour une politique chorégraphique. Cette génération invente, pour conforter la forme de la compagnie, le Centre Chorégraphique National. Pour pallier le manque de formation elle a l’idée du Centre National de Danse Contemporaine d’Angers, mais aussi de lieux emblématiques comme la Ménagerie de Verre, créée en 1983 par Marie-Thérèse Allier, où toute cette génération prend des cours. Elle vit dans un grand triangle incluant le 11ème arrondissement parisien, Père Lachaise – Nation - Théâtre de la Ville, ce théâtre tenant un rôle majeur dans la reconnaissance de la dite génération depuis que son administrateur, Gérard Violette en est devenu directeur. D’abord chargé de programmation des spectacles de 18h, il y avait fait reconnaître les jeunes d’avant les « Bagnolet ». Dès qu’il prend la tête de ce théâtre qui avait été celui de Sarah Bernhardt, celui-ci devient le rendez-vous de tous les artistes chorégraphes de la génération. Mais cet effet générationnel se renforce encore de l’émergence, avec les créateurs, de ces administrateurs et directeurs, effacés mais efficaces, qui prennent en mains la gestion de ces structures qui apparaissent.

Artistiquement, cette nouvelle génération de chorégraphes qui ne partagent pas vraiment de références esthétiques connaît aussi quelques véritables électrochocs artistiques qui achèvent de la souder en devenant une manière de corpus d’autant plus précieux que rien de cet ordre ne réunit vraiment ce groupe.
Ainsi, complétant le panel bien fourni des influences américaines, la venue de Bob Wilson va montrer à cette génération qu'il existe une façon différente d'envisager le discours scénique. Il ne faut pas oublier que le metteur en scène s’est toujours présenté comme chorégraphe et que sa formation initiale laisse une belle place à l’art de la danse. En étendant l’œuvre jusqu’à ce que sa durée épouse celle de la vie, les spectacles de Bob Wilson (comme Le Regard du sourd -1971-) abordent le temps selon des principes qui correspondent aux préoccupations des chorégraphes.
Juillet 1976, un coup de tonnerre : Einstein on the Beach. L’opéra que Bob Wilson, Philip Glass et Andy De Groat créent à l’opéra d’Avignon fait appel à de nombreux amateurs, dure toute la nuit, bouleverse les spectateurs.

Quarante ans plus tard, Amélie Grand qui en ces années installe dans la cité des Papes ce qui deviendra Les Hivernales, parle encore avec des trémolos de cette découverte qui change sa perception de la danse. Mais un malentendu diffus s’instille. Ce que tout le monde prend pour un début signe au contraire une fin. L’œuvre marque l’apogée et l’aboutissement de la collaboration entre Wilson et son danseur-chorégraphe et ce, dans des conditions assez tendues. De Groat va s’installer définitivement en France et avec lui les prémices de cette Post-Modern Dance, de cette Judson Church qui remet en cause, alors, jusqu’à Cunningham. Bientôt suivront Lucinda Childs ou Trisha Brown, voire Karole Armitage (la Punk ballerina) : une autre veine chorégraphique américaine trouva son écho en France.

Paradoxalement, Andy De Groat, parce qu’il maîtrise tout le processus de déconstruction et d’analyse des postmodernes, est le premier de cette génération à oser se confronter au grand patrimoine chorégraphique. A une époque qui commence se « souder » derrière la détestation des « classiques » (unanimité d’autant plus étonnante que tous ou presque sont produits de cette formation mais qui s’explique dans le contexte de conquête institutionnelle en cours), De Groat ose avec Swan Lake (1982), montrer son Lac des Cygnes. Pour les balletomanes, c’est une quasi insulte (il y aura jusqu’à un jet de parpaing), pour les « Bagnolet » une transgression. Andy De Groat va recommencer avec une Giselle Echappée (superbe interprétation de Piollet-Guizerix-Paré comme truchement entre la grande tradition et les jeunes turc en 1983) puis La Bayadère, très vaste projet sur lequel il a travaillé plus de cinq ans (1988-1993), et un Casse-Noisette (1996). Mais De Groat ne s’institutionnalisera jamais et son influence va rester aussi diffuse qu’essentielle.

Swan Lake Numéridanse

Parmi ces nouvelles sources d'influence, il convient de s'arrêter aussi sur l’apparition d’un courant chorégraphique totalement étranger à la première génération : le Butô. Il s’agit de l’une des expressions japonaises de la modernité chorégraphique. C’est le danseur et chorégraphe Tatsumi Hijikata (1928-1986) qui en donne le point de départ. Il avait développé, à partir de la fin des années 50, une expression chorégraphique nourrie de lectures surréalistes (Bataille, Genet, Lautréamont) et de sa fréquentation de la danse moderne –en particulier d’origine allemande- qui avait été introduite dans l’archipel avant la seconde guerre mondiale. Sa rencontre avec Kazuo Ohno (1906- 2010), lui-même gymnaste puis danseur auprès de Takaya Eguchi, l’un des premiers professeurs de danse moderne au Japon, va constituer le point de départ de cette recherche artistique.

Le butô n’est donc ni une forme traditionnelle de danse japonaise, même s’il se nourrit de toute l’histoire du spectacle dans l’archipel, ni une réaction au bombardement atomique d’Hiroshima, quoi que cette catastrophe ait naturellement pesée sur l’imaginaire des artistes des années 1950.
Le butô ne résume pas toute la danse japonaise contemporaine (Saburo Teshigawara ne danse pas « butô » et s’en défend), il est susceptible d’avoir plusieurs formes, il n’est même pas le seul mode d’expression de la modernité chorégraphique japonaise : le mouvement Gutaï (1955-1972) possède de nombreuses expressions performatives qui nourrissent des formes chorégraphiques contemporaines. Mais le butô s’exporte peu.

L'arrivée de Sankai Juku à Paris, Forum des Halles, et Graines de Cumquat en 1980 © Jean-Marie Gourreau

Le 23 janvier 1978, au Carré Sylvia Montfort, à Paris, Ko Murobushi donne l’un des premiers spectacle de butô en Europe (Le Dernier Eden). Après avoir créé une série de danses nommées Hinagata (matrices ténébreuses), avec son groupe seul ou en relation avec la compagnie Ariadone et la chorégraphe Carlotta Ikeda, il se lance ainsi dans une aventure européenne dont Zarathoustra (1980) sera un autre moment essentiel. Carlotta Ikeda s’installera en France et avec son groupe de danseuses, dont de nombreuses européennes, fera prospérer une œuvre extrêmement singulière.

Pourtant cette source n'a été influente qu'à travers des rencontres personnelles. A l'exception notable de Sidonie Rochon dont les premières expériences chorégraphiques furent liées au butô, et ce avant même l'arrivée des grandes figures de cette danse en Europe, il n'y a guère d'artistes qui aient été amené à la danse contemporaine par la découverte de cette danse des profondeurs. Ceci ne signifie nullement que le butô n'a pas eu d'influence, mais que celle-ci a joué sur des artistes déjà engagés dans leur démarche personnelle. Ainsi le duo Diverrès/Montet vient de la danse contemporaine par la danse classique, Mudra, Blaska puis Bagouet. On le voit, un parcours presque archétypal, puis, ils approchent le butô, auprès des meilleurs (Kazuo Ohno) au cours d’un séjour japonais qui déclenche leur acte de création. Reste que le mouvement a sans aucun doute modifié les perspectives de cette génération de la Jeune Danse Française et son influence s’est prolongé de façon souterraine jusqu’aux créateurs d’aujourd’hui.

Le cas du butô est assez particulier. Il y a, à peu près dans la même période, d'autres contestations artistiques radicales qui usent du corps et de sa mise, et en scène et en danger. Si l'on pense par exemple au mouvement actioniste viennois, les Günther Brus ou Rudolf Schwartzkögler pratiquaient une remise en cause de la modernité totalement comparable à ce que fit le butô. Cette démarche n'a rencontré aucun écho dans la danse, peut-être parce qu'il s'agissait d'un mouvement relevant du domaine des arts plastiques et non de la danse…

Enfin, la génération Bagnolet a fait une découverte incontournable. Un choc esthétique si fort que pour certains observateurs moins au fait des mouvements souterrains de cette génération, il est fondateur, mais s’il est exact que la découverte de Pina Bausch a bouleversé nombre d’artistes -Chopinot raconte comment, fascinée, elle veut entrer dans la compagnie de Wuppertal et comment elle se fait « jeter »- il n’est pas juste d’en faire une source artistique. Certes, le Tanz theater allemand est ancien. L’expression apparaît officiellement lorsque Gerhard Bohner prend la direction du ballet du Staatstheater de Darmstadt, en 1972 ; il nomme alors son groupe « Tanztheater » et marque ainsi la rupture avec les compagnies de ballet. Mais ce mouvement reste extérieur au chorégraphes français.

»Im Goldenen Schnitt« de Gerhard Bohner from Robert Schad on Vimeo.

La danse de l'expression (AusdruckTanz) n'était pas absente de l'horizon chorégraphique hexagonal. D'une part, l'histoire avait laissé de vigoureux souvenir de l'AusdruckTanz en France à travers l’héritage de Laban et Wigman (et les Dupuy était sur ce plan très engagés), d’autre part et de façon beaucoup plus proche de la génération Bagnolet, certains chercheurs de la première génération, comme Jacques Patarozzi avaient déjà beaucoup collaboré avec Pina Bausch au point d’avoir laissé à Wuppertal l’armature de la compagnie (en riant, Patarozzi racontait qu’au retour d’Allemagne de sa compagnie La Main, il ne restait que le pouce), mais il manquait une reconnaissance. Déjà, en 1975, au concours de Bagnolet, Susanne Linke y obtient le 3ème prix de la chorégraphie et en 1977, c’est Reinhild Hoffmann qui obtient la mention spéciale du jury

Mais surtout, cette même année, Pina Bausch fait sa première visite en France. C'est au festival de Nancy avec Les Sept Péchés Capitaux. En l'espace de deux ans, les trois Tanztheaterfrauen comme on appelle outre-Rhin ces trois réformatrice du Tanz Theater sont reconnues en France. Même si Johann Kresnik et Gerhard Bohner, deux figures essentielles du TanzTheater sont, à cette époque, ignorés du public Français et n’y accéderont à une reconnaissance que beaucoup plus tard, les danseurs français sont en contact avec ce qui se passe de plus vivant en Allemagne.
Surtout, dès la saison 1978/1979, le Théâtre de la Ville qui fêtait ses dix ans, annonçait l'accueil, "pour la première fois à Paris" de Pina Bausch et de l'Opéra de Wuppertal. A partir de cette date et pendant presque trente ans le public parisien a pu voir, l'une après l'autre, toutes les grandes œuvres de la chorégraphe. Aucun pays n'a bénéficié d'une telle présence de Pina Bausch et cette fidélité artistique, si elle n'a pas produit de disciples au sens strict, a été d'une immense influence. Lors des hommages à l’occasion de la disparition de Pina Bausch en 2009, il était très révélateur que l’impact de l’œuvre de la chorégraphe était plus revendiqué par des artistes du théâtre ou de l’image que par des chorégraphes. Ceux-ci concédaient leur grande admiration, leur extrême intérêt, pas une influence.

Mais faut-il rappeler que sur la cinquantaine de compagnie citées dans le livre Nouvelle Danse Française de Lise Brunel (le chiffre est imprécis puisque certains artistes appartenant à un collectif sont traités individuellement, tandis que d’autres sont cités sans avoir fondé de compagnie), huit recourent au terme « théâtre » dans leur appellation (soit, et compte tenu de ces imprécisions susdites, presque 20%). Cela va du Théâtre du Silence dont on sait l’importance, au Théâtre d’Images de François Guilbard en passant par le Ballet Théâtre de l’Arche qui fut la première compagnie de Maguy Marin lorsqu’elle collaborait avec Daniel Ambash, le Théâtre de la danse Martine Harmel ou le Nourkil-Théâtre de la danse.

 

On note aussi le Théâtre chorégraphique de Rennes qu’anime Gigi Caciuleanu et, plus imprévu, quand on connaît le hiératisme tout de retenu et la sophistication du geste du Cycle des Saisons (1994-1998) de cette chorégraphe, le Danse-Théâtre de Susan Buirge… Si l’on se souvient que Carolyn Carlson, l’autre grande disciple de Nikolais en France dirige à l’époque un groupe, constitué au sein de l’opéra de Paris et qui s’intitule GRTOP (pour Groupement de Recherche Théâtrale de l’Opéra de Paris), on mesure l’importance que prend cette référence au théâtre. Or, après que la génération Bagnolet a réussi sont assomption, le terme « théâtre » s’estompe. Jacques Garnier fonde un Groupe de Recherche Chorégraphique de l’Opéra de Paris (GRCOP). Pina Bausch marque les esprits, mais sa théâtralité n’influence pas.
Peut-être parce qu’autre génération est déjà prête à prendre son envol à partir de ces fondations posées par les Bagnolet, mais nous avons déjà un peu anticipé.
Philippe Verrièle

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Comments

1

Karine Saporta ou celle qui a abimé/cassé tant de corps de danseuses, par méconnaissance, ou mépris ? du corps...
D'autre part c'est Christian Ferry-Tschaegli, programmateur danse au théâtre de la Bastille, qui a essentiellement fait la programmation danse du Théâtre de la Ville, jusqu'à sa mort. Gérard Violette l'a reconnu lui-même peu avant de mourir dans le bulletin de saison du Théâtre.
Sinon merci vraiment pour cette série d'articles très intéressants, que je twitte et retwitte régulièrement.
Cordialement, Marin Favre.

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