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Dialogues avec Rothko

Éloge du noir (sur rouge) : Carolyn Carlson et Romeo Castellucci abordent la radicalité de l’enfant terrible de la peinture du XXe siècle.

 

« Je vois un homme qui rêve derrière ses lunettes cerclées de noir/blottis dans les recoins enflammés de lumière/dans le grondement des orages… » Dans son recueil poétique « Dialogue avec Rothko », Carolyn Carlson laisse libre cours à sa passion pour le peintre américain, réputé aussi profond et spirituel que ténébreux. En prose, elle n’en renie rien: « J’ai toujours été frappée par sa simplicité, sa profondeur émotionnelle et l’intensité de ses couleurs. Je me sens très proche de lui dans l’esprit, dans sa façon de penser la poésie, la mythologie et la joie. » Aussi, elle lui consacre sa toute dernière pièce, « Dialogue with Rothko ». Ce solo, créé en mars 2013, tout juste avant le soixante-dixième anniversaire de Carlson, prend appui sur son livre éponyme. Et l’œuvre procède comme, à son époque, Kazuo Ohno dans « Admiring La Argentina ». Pas d’illustration, mais un condensé d’émotions se glissant dans un corps  dansant. « Je ne veux en rien imiter Rothko. J’écris en hommage à lui, dans une écriture calligraphique. Je veux aller à l’essentiel à travers le dépouillement. » Sans vouloir lui arracher tous ses secrets. « Il est difficile de mettre les mots sur ce qu’on voit. Rothko est une expérience mystique. »

Mark Rothko, un peintre sombre? Seulement au premier abord, et tout au plus vers la fin de sa vie, quand les déficiences corporelles et mentales l’amenèrent vers des abimes de plus en plus profonds. Mais il est vrai qu’on le connaît surtout pour ses expériences les plus radicales, ses insondables champs de couleurs, généralement « Sans titre », suivis d’une sobre description comme ce « Black, red over black on red », à contempler au Centre Pompidou.

« Rien ne vaut un bon tableau qui ne parle de rien » (Mark Rothko)

Sur notre petite planète, les œuvres de Mark Rothko sont avant tout exposées dans les collections permanentes des musées et mécènes américains. Normal, Rothko était Américain. Enfin, à partir de 1938. En 1913, à l’âge de dix ans, Marcus Rothkowitz, Juif de nationalité russe, quitte son Dvinsk natal, aujourd’hui Daugavpils en Lettonie, pour rejoindre son père qui vit déjà aux Etats-Unis. En 2013, on fête donc le centenaire de son arrivée dans le pays qui lui a permis de devenir un artiste, et les cent-dix ans de sa naissance. Dans l’Ohio, le Columbus Museum of Art consacre une exposition à sa création entre 1940 et 1950 : « The Decisive Decade », à voir jusqu’à fin Mai. L’exposition vient ensuite au Colorado où elle s’appelle « Mark Rothko in the 1940’s, à voir au Denver Art Museum de juin à fin septembre.

A Houston, la grande métropole du Texas, une petite chapelle a été affectée à son œuvre. Rothko la conçut comme une installation, pour donner un écrin spirituel à une série de tableaux représentant le chemin de croix du Christ. Carlson apprécie ce dialogue entre des couches épaisses de rouge et de noir: « Il y fait presque complètement noir. Il y a des gens qui ne supportent pas ça mais moi, j’ai toujours aimé le noir. Ses noirs sont des fenêtres sur l’éternité et peuvent ouvrir les gens à quelque chose. Dans l’ésotérisme le noir représente l’eau parce le noir inclut toutes les couleurs.»

« A quoi ramène un chef-d’œuvre sinon à son créateur… » (Carolyn Carlson)

La France n’aime-t-elle pas le noir? C’est possible. Mais est-ce une raison de bouder l’un des peintres les plus influents du XXe siècle? Seuls le Centre Pompidou et la Collection Lambert (Avignon) en ont acquis, mais on trouve pratiquement autant de ses tableaux à Téhéran qu’en France. On s’en étonne d’autant plus que l’Allemagne, la Suisse ou l’Angleterre lui ont ouvert leurs bras et leurs institutions. Et ce qui est vrai pour la France, l’est aussi pour l’Italie. Peinture partout, Rothko nulle part. Et pourtant, Romeo Castellucci donne également un rôle important à l’inventeur du Colorfield Painting dans sa dernière pièce, ne serait-ce que dans le titre: « The Four Seasons Restaurant ». Derrière ce nom se cache le restaurant newyorkais dont Rothko allait décorer les salons en 1958, avec plusieurs séries de tableaux. Castellucci rappelle les faits: « Rothko a d’abord peint une quarantaine de tableaux abstraits et très sombres pour, comme il disait, « couper l’appétit à chacun qui viendra manger dans cette salle », avant de se refuser totalement à ce jeu qui consiste à utiliser ses œuvres de façon décoratrice. L’une des trois séries créées est aujourd’hui exposée dans une salle spéciale de la Tate Modern à Londres. » Dégoûté, Rothko remboursa l’argent reçu de Philip Johnson, architecte et grand collectionneur d’art new yorkais. Il s’agissait pourtant de la première grande commande reçue!

 

« Le poète est animé par un désir de disparition » (Romeo Castellucci)

Dans « The Four Seasons Restaurant » de Castellucci, les trous noirs de l’univers, l’artiste se retirant du monde et ses états de folie à l’origine de sa retraite constituent la colonne vertébrale. En 1970, le refus de Rothko par rapport au monde devient irréversible. Il se suicide le 25 février, le jour même où ses tableaux retirés du Four Seasons arrivent à la Tate Modern de Londres.

En écoutant Romeo Castellucci, on peut en venir à conclure que c’est l’absence même des tableaux de Rothko en France et en Italie qui attire les chorégraphes: « Rothko concevait ses tableaux comme une sorte d’appel. Il y a une tache de couleur  archi-puissante qui correspond à un manque. Ce manque est un espace spirituel pour le spectateur qui se trouve seul. Regarder devient un acte de conscience, alors que dans la vie quotidienne, nous sommes toujours les victimes des quantités immenses de paroles et d’images. Regarder une œuvre peut donc représenter un acte de réflexion profonde. Face à un poème ou un tableau, on n’est pas dans la » communication » mais dans la contemplation qui amène la révélation. »

Si chez Castellucci, Rothko apparaît dans le titre, mais pas sur scène, cela correspond à une logique implacable, faite de paradoxes: « Le poète est animé par un désir de disparition! Mais il l’exprime à travers une œuvre. Il faut dire et donc exister pour exprimer son désir de disparition. C’est le paradoxe extraordinaire de l’art. Quand Rothko peint le néant, ce néant est forcément quelque chose. Il faut dire le non-dire. La poétique naît dans le manque. Comme dans un non finito, qui est un appel au contemplateur d’achever l’œuvre. »

 

« Seul vaut le sujet qui est tragique et intemporel » (Mark Rothko)

Le rapport à Rothko qu’entretient Castellucci est aussi abstrait que les constellations de champs de couleurs dans les tableaux créés à partir des années 1950. L’approche de Carlson se situe à l’opposé. Dans sa robe noire, elle incarne autant le peintre que son tableau, ou plus précisément, le rapport entre les deux. Une bande de tissu beige prolonge sa robe et représente la toile vierge avec ce qu’elle possède d’attirant de d’effrayant. Le corps de Carlson, toujours aussi mince et longiligne, est le pinceau. Ses bras deviennent l’énergie du désespoir, mais aussi celle de l’amour de la nature et de l’art. L’amatrice visitant une galerie rentre dans la peinture et son esprit, sa grandeur et son impossibilité finale: « Tremblement pour la main qui peint / Pour la main qui se tend / La Main Qui Est ». Car la tragédie personnelle de Rothko veut qu’il fût finalement empêché de peindre par la maladie: « Dans les rêves que je décris, il est toujours dans le doute. »

 

« L’émotion est dans la stupéfaction de la couleur » (Mark Rothko/Carolyn Carlson)

La poésie de Carlson, lue en voix off par Juha Marsalo et la chorégraphe elle-même, sa calligraphie et sa gestuelle, très habitée, entrent  en symbiose, sous le regard musical du compositeur Jean-Paul Dessy, directeur de l’Ensemble Musiques Nouvelles de Mons (Belgique), désignée capitale européenne de la culture en 2015. Entre détermination et solitude, l’énergie de Rothko prend forme (humaine). Et celle-ci n’était pas que ténébreuse. Le gant orange de Carlson en témoigne, autant que de nombreux tableaux du peintre aux couleurs vives, voir chaudes, subtilement évoquées par Dessy au violoncelle qui envoie moult clin d’œil à ses propres compositions électroniques.

Personne ne sera étonné d’apprendre que Carlson s’identifie à la recherche de Rothko d’une spiritualité du XXe siècle, en dialogue avec la mythologie et la tragédie grecques. « Rothko disait que toute la base de son travail est dans la mythologie et que la vie est faite de tragédie et de souffrance plus que de joie. Depuis ses premiers tableaux, encore plutôt figuratifs, ses visions contiennent la tragédie. Nous avons besoin de trouver le tragique dans une œuvre d’art pour accéder à la lumière. »

Entre Carlson et Rothko, c’est une histoire plus ancienne qu’on ne le soupçonne: « Il a toujours été une source d’inspiration pour moi. Déjà avant d’écrire mon livre, j’ai écrit des poèmes sur Rothko. Dans « Man in a room » un solo de vingt minutes que j’ai créé en 2000 à Venise pour Tero Saarinen, j’évoque la folie de Rothko. A la fin Tero se met à peindre.  Et dans « Mundus Imaginalis », pièce modulaire conçue pour les musées, je danse un solo en tant que Rothko. »

Thomas Hahn

Romeo Castellucci, The Four Seasons Restaurant, Paris, Théâtre de la Ville, 17-27 avril

Carolyn Carlson, Dialogue avec Rothko, en tournée Saison 2013/14

-          Le 5 octobre 2013 à Lyon
-          Le 8 octobre 2013 à Annemasse
-          Le 10 décembre 2013 à Saint Étienne
-          Le 11 avril 2014 à Calais
-          Le 17 avril 2014 à Chalon sur Saône

 

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