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« Danser encore » : Les charmes solitaires du Ballet de l’Opéra de Lyon

Sept petits solos - qui deviendront trente - ont lancé ce projet singulier, imaginé par Julie Guibert.

Le projet est énorme: Il y aura 30 (trente!) solos, un pour chaque employé.e dansant.e du Ballet de l’Opéra de Lyon. Par autant de chorégraphes et de rencontres. Pas toutes en même temps, loin de là. Danser encorese déploie dans le temps, et nous avons discuté du fond et des modalités lors de notre entretien avec Julie Guibert, la nouvelle directrice de la compagnie [lire notre entretien]. 

Ce qui a été donné à voir et à traverser à l’Opéra de Lyon en ce mois de septembre était un premier volume, un premier set à sept qui témoigne de la nécessité vitale d’exister - par la danse. Sept interprètes, sept chorégraphes. Sept relations qui vont de la curiosité mutuelle au copié-collé d’une signature esthétique et même idéologique. Car voici un exercice de style imaginé pour révéler les interprètes qui finit par nous en dire autant sur les chorégraphes invités. 

Le titre, Danser encore, se réfère bien sûr au confinement et aux transformations à venir de nos sociétés. Mais de façon souterraine, on peut aussi y voir une pique, adressée à tous ceux qui manquent de respect aux interprètes, et surtout aux danseuses. La dominance féminine dans ce premier programme - cinq danseuses sur sept interprètes - est également un signe. Un message…

L’objectif de Danser encore est bien sûr la création et de tisser un fil rouge à travers les premières années de la direction artistique de Julie Guibert, mais aussi de mettre en valeur les interprètes, en permettant au public de faire connaissance avec la troupe. Aux chorégraphes, cet exercice demande beaucoup de discernement et de maturité. Ne pas cacher qui on est soi-même, et pourtant savoir composer un solo qui tient compte de l’identité de l’interprète, le tout en assez peu de temps et parfois sous les conditions imposées par la situation particulière de 2020. Pas facile, mais révélateur ! 

Chez certains, la rencontre a eu lieu, sur le fond et sur la forme, quand la création part véritablement de l’interprète. Jan Martens est de toute façon un chorégraphe très ouvert. Imprévisible, même. Sous sa direction, Kristina Bentz met sur le plateau ses racines artistiques, ses rêves, ses luttes intérieures… Elle danse un puissant carrousel, elle marche, pousse des cris d’oiseau, se fige, se libère, accède à sa part sauvage. Martens lui crée des gestes symboliques et abstraits. 

Belle ouverture de ce programme donc, qui enchaîne avec Marco Merenda, à qui Yuval Pick offre un boulevard pour se raconter, dans toute son italianité. Il aime le belcanto et le carnaval de sa Calabre natale. « Je n’ai jamais compris les pas de ces danses, mais j’en ai toujours été fasciné » dit-il à propos de ses tarantelles joyeusement endiablées qui lui donnaient « la chair de poule ». Joue-t-il trop sur les stéréotypes? Une chose est certaine: on ne l’oubliera pas. 

A l’autre bout de l’échelle, la jeune chorégraphe radicale Mercedes Dassy signe la mise en scène la plus poussée de la soirée, avec un cadre lumineux créant un contre-jour qui brouille les contours du corps de Maeva Lasserre. A la recherche d’une « créature post-apocalyptique » Dassy crée un personnage à l’attitude et à la gestuelle si proches de celle de la chorégraphe elle-même [lire notre critique], qu’avec ce claque, on en apprend plus sur l’éclairagiste Rudy Parra que sur Maeva Lasserre. Hachage visuel, le visage se figeant  à la manière d’un masque. 

Ioannis Mandafounis, qui créera un pièce avec le Ballet de l’Opéra de Lyon au printemps 2021, donne beaucoup de liberté à Yan Leiva, qui a rejoint la compagnie lyonnaise en 2019, en provenance du Ballet de Leipzig, attiré par le répertoire de la compagnie. Formidable danseur, virtuose, fluide, imprévisible, il jongle avec son propre corps, passant de l’horizontale à la verticale avec une aisance qui force l’admiration. Et puis ? Quand après l’un de ses sauts peu orthodoxes, il atterrit spectaculairement sur ses fesses. Le bon moment, assurément, pour briser le quatrième mur ou au moins les codes de sa propre performance. Mais il n’en est rien, il continue à danser. Mandafounis a manqué l’occasion de le diriger un peu plus, pour nous présenter aussi la personne, derrière le danseur. 

Entre Julia Carnicer et Jone San Martin, par contre, le courant passe, et il se propage jusque dans la salle. L’autodérision de l’ancienne vedette de la compagnie de Forsythe trouve une belle complicité chez Julia Carnicer, qui est passée par les ballets de Monte Carlo, Zurich, Munich et Dresde. Carnicer profite volontiers de l’occasion de prendre la parole. Son humour, son tempérament, ses souvenirs qu’elle partage avec nous n’enlèvent rien à sa virtuosité de danseuse. Dans son exubérance, l’équipe Carnicer/San Martin rappelle certaines pièces de Robyn Orlin, mais sait garder le cap, jusqu’au bout. 

Dans notre entretien, Julie Guibert avait annoncé sa volonté de présenter une soirée avec « sept mouvements d’une seule et même pièce ». C’est ambitieux. Mais un vrai dialogue se construit en effet, au moins entre certains des sept solos. Que de cercles, en effet ! Kristina Benz ouvre ce bal, et Merel van Heeswijk renchérit dans l’idée du rituel expiatoire et libératoire. Bintou Dembélé lui a façonné un Rite de passage où la Néerlandaise fait voler sa chevelure blonde et réussit à créer un suspense fort, entre sa fragilité assumée, une solitude palpable et des envolées célébrants les pouvoirs féminins et mystiques. Et comme pour boucler une boucle, le cercle revient à la fin, quand Anna Romanova, le corps scintillant de peinture bleue, se saisit d’une guitare électrique, dans l’ambiance nocturne d’une musique rock ténébreuse.

Avec elle, et même sur pointes, la danse est un sport de combat mais non moins sensuel. La brillance stellaire du corps peint répond directement à la robe solaire du solo d’ouverture de Kristina Benz. Kylie Walters, chorégraphe de ce solo so(m)brement jubilatoire, aime créer à l’intersection entre danse et musique rock. Elle dirige une association pour l’avancement des droits des femmes et a pris, en 2019, la direction des études chorégraphiques du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon. 

A l’issue des sept solos, on se pose donc la question: Peut-on effectivement parler d’une seule et même pièce à sept tableaux ? Mais on s’en détache rapidement, car la question s’efface derrière les possibles qu’on imagine à partir de cette formule, qui s’élargiront avec chaque solo ajouté, jusqu’au trentième. Julie Guibert pourra alors puiser dans ce fond et aura toute liberté de composer les programmes les plus passionnants. Mais on imagine tout aussi bien ces solos en lever de rideau, ou ponctuant autrement les grandes pièces du répertoire de la troupe, offrant aux programmes de la compagnie lyonnaise un attrait supplémentaire. Solos-surprise, solos changeant chaque jour…

Les voies qui s’ouvrent s’annoncent larges et variées. Mais alors, pourquoi, dans ce programme destiné à mettre en valeur les interprètes, les notes d’intention dans le programme de salle sont-elles toujours signées des chorégraphes et d’eux seuls ? Le point de vue des danseuses et des danseurs nous intéresserait tout autant…

Thomas Hahn
 

Spectacle(s) vu(s) le 23 septembre 2020, Opéra de Lyon

1. Period piece : Kristina Benz par Jan Martens

2. Terrone : Marco Merenda par Yuval Pick

3. Rite de passage : Merel van Heeswijk par Bintou Dembélé

4. Komm und birg dein Antlitz : Yan Leiva par Ioannis Mandafounis

5. Deepsaria bienvenue : Maeva Lasserre par Mercedes Dassy

6. Cuerpo real : Julia Carnicer par Jone San Martin

7. Azul : Anna Romanova par Kylie Walters

Image de preview © Charlène Bergeat

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