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Damien Jalet et Fouad Boussouf : Les Orients se croisent à Genève

Thr(o)ugh + VÏA = Traces: Le Ballet du Grand Théâtre de Genève danse la perte de la spiritualité comme les chemins vers elle. A découvrir les 16 et 17 mai à La Filature de Mulhouse, en coréalisation avec Chaillot-Théâtre national de la Danse dans le cadre de la programmation Chaillot Nomade.

Genève est un centre de la diplomatie mondiale, et en ce sens la nouvelle orientation du Ballet du Grand Théâtre avec un directeur de la danse qui est belge de son état mais aux racines marocaines et dans le même temps foncièrement fasciné par le Japon, correspond parfaitement à l’identité de la ville. Car le Ballet du Grand Théâtre de Genève est aujourd’hui placé sous la direction de Sidi Larbi Cherakoui et c’est lui-même qui a ouvert en novembre dernier son grand bal mondial de la succession à feu Philippe Cohen, en créant Ukiyo-e [lire notre critique], voyage scénique et chorégraphique au Japon, pays dont il affectionne la douceur et la philosophie. Aujourd’hui son artiste associé Damien Jalet n’est plus en reste, re-créant à Genève une œuvre toute aussi nipponne dans l’âme, se nommant Thr(o)ugh

Le tunnel des lumières

Un jeu de mots, ce titre ? Plutôt non. Aucun mot thrugh ne semble exister en anglais. Voyons donc plutôt dans le (o) une représentation de la scénographie, si ce n’est du drapeau japonais dont on retrouve une allégorie dans l’image scénique qui reprend en quelque sorte la limpidité graphique du soleil levant. Sur le plateau, un grand rond, capable de tourner dans tous les sens. Appelez ça comme vous voulez : un tube, un cylindre, un creux, un rouleau, un tunnel, une turbine… Au choix. Ou tout à la fois, voire successivement. 

Car au cours de leur virulente recherche du sens de l’existence, les interprètes de Thr(o)ugh   vont jouer avec l’objet démesuré, le défier, l’épouser, le craindre, le traverser ou se laisser emporter par lui. Et l’énorme tuyau va, en changeant de rôle et de fonction, leur ouvrir toutes sortes de possibilités et surtout un chemin vers un autre monde : un ailleurs certainement, et sans doute même un au-delà. 

Cette structure est une création du plasticien américain Jim Hodges qui signe aussi pour Damien Jalet la scénographie de Kites(1), et elle a été conçue en référence à un rituel japonais, l’Onbashira qui est selon Jalet « considéré comme le plus dangereux des rituels religieux au Japon ». Et il faut dire qu’il s’y connaît, au Japon dont il partage la passion avec Cherkaoui ainsi qu’avec Kohei Nawa, vedette mondiale de l’art contemporain qui lui avait créé une scénographie des plus remarquables pour Planet [wanderer], créé en 2021 à Chaillot Théâtre national de la danse [lire notre critique].

Galerie photo © Gregory Batardon

Prises de risques

Et comme Jalet l’indiqua à la sortie de la première au Bâtiment des Forces Motrices, superbe monument d’architecture industrielle par ailleurs, cette sculpture aux allures de véhicule blindé, c’est du lourd. On s’attendrait à une construction en carbone, et bien non, c’est du bois ! Quand les danseurs lui courent autour, quand ils y montent et jouent avec elle comme des surfeurs sur la vague ou la chevauchent comme les Japonais au cours de l’Onbashira, ils prennent des risques. « Il y a eu des blessures », confirme Jalet. Mais dans une compagnie de ballet, il y en a toujours…

Ce risque est cependant au cœur de Thr(o)ugh, d’abord pour jouer avec l’idée du rituel japonais et ensuite en souvenirs des attentats islamistes à Paris, le 13 novembre 2015. Dans l’attaque sauvage contre un bar du 11arrondissement de Paris, Jalet échappa à la mort de justesse, grâce à un réflexe miraculeux. Le souvenir de ce drame hante le premier tableau de Thr(o)ugh où les danseurs courent à la limite du contrôle, titubent, et se reprennent avant que les corps ne s’empilent en contrebas du grand tronc mobile. A l’intérieur du tunnel, tout est argenté, scintillant, attirant. Ce lieu est spirituel et les danseurs vont l’emprunter, seuls, en petits groupes et finalement ensemble, créant une sculpture vivante à la Shiva si ce n’est la turbine d’un réacteur d’avion qui les portera vers un pays plus serein. Un être scintillant et mystérieux vient les amener dans son royaume. 

De ces images dont on comprend la genèse et qui restent pourtant impossible à décrypter par l’œil humain, émane une force consolatrice, un apaisement profond. Les formidables danseurs de la troupe genevoise y contribuent à leur tour, car ce Thr(o)ugh n’est pas exactement la restitution de la création de 2016 pour le Hessisches Staatsballett à Darmstadt. Les interprètes y ont mis leur propre empreinte, comme l’explique Jalet. Ce qui explique à son tour pourquoi on se laisse à ce point emporter par leur passage vers l’inconnu, dansé de façon authentique et profonde. 

La terre et l’Occident

Alors, entracte. Et la plupart des danseurs reviennent, en compagnie de quelques autres. Ils étaient dix dans Thr(o)ugh, ils seront quinze dans VÏA. Fouad Boussouf aussi a sa vedette de l’art contemporain. C’est Ugo Rondinone, artiste visuel de premier plan qui fait preuve d’une incroyable maîtrise des effets de couleurs, même s’il se limite à des cycloramas en rouge, bleu ou jaune, combinant les couleurs et jouant sur des effets orchestraux, en harmonie avec les éclairages (Lukas Marian) et les costumes (Gladys Duthil) où se créent des effets de transparence aérienne. De l’art plastique et visuel autant que chorégraphique.

Galerie photo © Grégory Batardon

L’œil jubile, l’oreille suit. Sur une musique entraînante et festive signée Gabriel Majou que le compositeur désigne comme « électro-orchestrale », les danseurs partent sur la voie opposée à celle de Thr(o)ugh. Au début de VÏA, tout se vit en communauté. Le lien primordial avec la terre et le soleil apporte force et joie, par des gestes et des pas qui sont clairs, simples, répétitifs et presque méditatifs, sur une musique électro-entêtante aux accents gnawa ou une ambiance soufie. Et la voie de VÏA est jusque-là celle d’une arabité imaginaire et universelle. 

Mais l’humanité évolue, le lien avec les racines se perd, les gestes qui peuvent évoquer la vie originelle et en communauté s’effacent pour laisser place à des danses nouvelles dans des ambiances qui flirtent avec la rave ou le voguing, avec une occidentalisation qui rime avec mondialisation, individualisme et affectation narcissique. Aussi la danse perd son âme. Le constat est juste, mais son illustration sur le plateau pas forcément passionnant. VÏA nous fait regretter les temps primordiaux aux danses chaleureuses liant terre et ciel. Si tel était le but, la démonstration est réussie. CQFD – ce qui fut à danser. 

Thomas Hahn

Spectacles vus le 19 avril 2023, Genève, Bâtiment des Forces Motrices

A la Filature de Mulhouse : les 16 et 17 mai 2023 à 20h
En coréalisation avec Chaillot-Théâtre national de la Danse dans le cadre de la programmation Chaillot Nomade

(1) Kites, création pour le Ballet de l’Opéra de Göteborg, sera présentée à la Grande Halle de La Villette avec Chaillot-Théâtre national de la danse du 7 au 10 juin.

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