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« Ukiyo-e » de Sidi Larbi Cherkaoui par le Ballet du Grand Théâtre de Genève

Pour l’ouverture de la saison du Ballet du Grand Théâtre, Skid de Damien Jalet, nouvel artiste associé à la compagnie, et, en première mondiale, Ukiyo-e de son directeur Sidi Larbi Cherkaoui, font jouer les forces qui cèdent ou résistent à l’attraction terrestre.

Le programme par lequel Sidi Larbi Cherkaoui a inauguré son mandat à la tête du Ballet du Grand Théâtre de Genève porte le titre général de « Mondes Flottants » ce qui renvoie à une certaine idée de la culture japonaise. Deux pièces, l'une de Damien Jalet, l'autre du nouveau directeur. Et quelques non-dits qu'il importe de relever pour mesurer l'enjeu de cette soirée qui se concluait par un hommage à Philippe Cohen, mort soudainement alors qu'il venait de quitter ses fonctions.

Ainsi, « Mondes Flottants » se compose de deux pièces, Skid que Damien Jalet avait créé en 2017 pour la GöteborgsOperans Danskompani qui entre au répertoire de Genève, et d'une création, Ukiyo-e, signée Sidi Larbi Cherkaoui, avec commande musicale au compositeur Szymon Bròska, au musicien électro Alexandre Dai Castaing et la présence du chanteur et compositeur Shogo Yoshii. Un programme assez roboratif : chacune des deux pièces de ces compères (ils collaborent depuis plus de vingt ans) constituerait à elle seule un programme complet sinon que la première est un peu courte (45mn) et la seconde un peu longue (1h15), ce qui est à entendre à tous les sens des deux termes… Mais la volonté de « faire programme » voire de faire « concept » transpirait du choix effectué par le nouveau directeur du ballet et il était difficile de ne pas y voir une façon de se placer dans une filiation de Philippe Cohen, auquel la soirée était dédiée, et dont l'ombre planait tant le défunt directeur a marqué les esprits sur ces berges du Léman.

Donc il s'agissait de faire dans le japonais… Inspiré d'une tradition nipponne, Skid se rapporte au thème, quoi que sa dimension japonaise n'apparaisse pas de premier abord sinon à tenir les costumes genre cosplay (ce jeu où l'on prend l'apparence d'un personnage de mangas) pour un indice… Pour le reste, et comme la pièce a déjà été diffusée, on en connaît le ressort – un plateau en pente à plus de 30% sur lequel inlassablement et malgré toutes les variations possibles, les danseurs finissent toujours par glisser – et constater qu'elle ne supporte pas très bien la seconde vue. Si les danseurs y semblent beaucoup s'amuser et s'investir, l'issue étant connue et les ressorts éventés, l'attention finit par s'émousser quoique cela reste une pièce à voir.

Morceau de bravoure, Ukiyo-e marquait l'entrée de Sidi Larbi Cherkaoui dans son nouveau costume et il s'agissait manifestement de faire date. Donc, outre l'effort sur la musique, la scénographie (signée Alexander Dodge) se voulait opulente bien que sévère, avec grand escalier divisé en volées mobiles offrant, au fil des déplacements opérés à vue par les danseurs, la possibilité de dédales piranésiens. En fond de scène, à mi-hauteur, une estrade pour le petit orchestre avec percussions – grands tambours Taïko – complétait le dispositif électronique au centre. Sur le plateau, les danseurs tombent, déplacent les gradins pour créer des espaces complexes, s'installent dans les surfaces ainsi créées. Cela permet une composition gestuelle soignée qui structure le mouvement du ballet en grands ensembles : les moments où chacun gravissant l'escalier se jette dans le vide, de même que les mêlées, pyramides, tutti – y compris en soli simultanés– avec démonstration de maîtrise collective genre chorus.

La domination de l'outil frise l'afféterie, sensible jusque dans le détail. Ainsi cette prise de soli successifs avec applaudissement des autres danseurs comme dans une cour de récréation : autant un hommage à la virtuosité individuelle qu'une célébration visant à fédérer l'énergie d'une équipe ; une manière de « team building » chorégraphique comme dans une entreprise en mal d'énergie collective…

Au fil de cette pièce dont le charme initial s'émousse à mesure qu'elle se veut « chef-d'œuvre de maîtrise » comme il se dit chez les Compagnons, les costumes au début sombres et hiératiques, graphiques et empesés, s'effeuillent, s'allègent et finissent par laisser les danseurs en sous-vêtements chair maculés de couleurs… Et se révèle alors quelque chose qui n'osait s'exprimer. Le titre, Ukiyo-e renvoie à un courant artistique de l'ère Edo (1603-1868), moment où une bourgeoisie affairiste se montre soudain soucieuse de profiter de la vie après des siècles où avaient dominé les shoguns et samouraïs.

 

Le programme du ballet de Sidi Larbi Cherkaoui se réfère à une « méditation sur notre capacité de résilience » pour expliciter le sens de l'œuvre et en appelle à une « chorégraphie comme une recherche de l'équilibre »… Certes, mais ce terme « Ukiyo-e » qui est souvent traduit par « Images du monde flottant » renvoie surtout à la recherche de plaisir de cette nouvelle « classe moyenne » et se traduit par ces estampes de courtisanes qui firent tant pour la réputation érotique du Japon. Le fameux « Ukiyo-e » fut l'époque des « images de printemps » (Shunga) : pour l'exprimer crûment, des images pornos. Or dans le dernier quart d'heure de la pièce, après un pas de deux particulièrement travaillé et sensuel, les escaliers repoussés sur le côté comme autant de « pavillons » où se lovent ces corps trompeusement nus, arrive une manière de fausse fin. Le rideau se referme puis se rouvre et quelque chose de cet érotisme pas si diffus cherche à s'exprimer sans l'oser. Le lieu et l'occasion se prêtaient-ils peu à cette dimension du concept ? Reste qu'elle s'insinue et demeure comme un refoulé ou un remord qui ne se hasarde qu'à la faveur d'une fausse fin un rien roublarde… Le non-dit sexuel du propos excédait sans doute ce qu'autorisait un premier pas dans la sévère Genève, mais le concept Ukiyo-e résista jusqu'à ses marges sulfureuses… Philippe Cohen aurait sans nul doute souri et averti…

Philippe Verrièle
Vu le 27 novembre 2022 au Grand Théâtre de Genève.

 

 

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