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« À bras-le-corps » Boris Charmatz & Dimitri Chamblas

La pièce, vieille de trente ans, marqua l'arrivée d'un jeune tycoon dans le jeu chorégraphique, à cette nuance près que ce Rastignac d'alors payait de sa personne. Et Boris Charmatz n'a depuis cessé de s'engager physiquement dans l'effort autant qu'il prenait des responsabilités de plus en plus élevées. Or, avec son complice de toujours, les voilà de nouveau dans l'action et l'on pense à Marcel Proust au cœur du répertoire chorégraphique.

Pour danser A bras le Corps, Boris Charmatz et Dimitri Chamblas précèdent le public ; ils attendent, s'échauffent, se concentrent tandis que le public s'installe, ici sur les gradins posés sur la scène du studio, mais ailleurs ce fut sur des bancs dans un champ ou des chaises sous les ors de l'opéra de Paris. La montée de la tension qui précède la représentation s'affiche donc à tous : et ces deux-là, à ce moment-là, ne se font guère d'illusion sur ce qui les attend, cela va être dur, très dur…

Galerie photo : Laurent Philippe

Parmi les propositions du festival 2023, celle-ci illustre l'une des complexités de cette relation au patrimoine de la danse. Même s'ils semblent d'une éternelle jeunesse, Boris Charmatz (50 ans) affiche déjà une carrière de plus de trente ans et une réussite institutionnelle certaine puisqu'il est le successeur de Pina Bausch à la tête de sa compagnie de Wuppertal, autant que son complice, Dimitri Chamblas (49 ans) ci-devant pédagogue internationalement reconnu et interprète de Régine Chopinot, alors référence de la Jeune Danse (c'était les années 1990), accusent leurs âges.

Ils avaient une vingtaine d’années et l’énergie de pur-sang s’ébrouant hors de l’écurie quand ils ont créé A Bras le corps en 1993. Dans l’espace délimité comme un ring, ils luttaient et mesuraient leur vitalité dans une empoignade de lascars immaculés, souriant dans cette succession de défis qu’ils se lançaient.

Galerie photo : Laurent Philippe

Puis Boris Charmatz a laissé ce petit bijou et il est devenu cette figure de la danse d’aujourd’hui sans abandonner la scène, arpentant celles les plus en vue pour de grandes célébrations quand Dimitri Chamblas avait dû cesser de danser, trahi par ses vertèbres. Pourtant, en 2013, le désir est revenu. Les deux ont retrouvé l’envie, la joie et Dimitri Chamblas son dos et ils se sont rappelé avoir promis de danser ce duo plein de fougue jusqu'à ce qu'ils n'en puissent plus.

Les voilà donc, avec la conscience du défi aussi. C’est la même joute et l’Agôn, cette idée de combat des Grecs dont l’engagement élève les deux lutteurs… Les corps se souviennent de tout et dans la mémoire, se superposent les images de la création, des reprises, et des multiples occasions de les y voir s'y adonner à ce concours de bourrades amicales. Et cela reste « deux mastars en marcel blanc, puissants comme des chevaux de labour, rapides comme du vif argent et qui se prennent à se tirer des bourres à vingt centimètres des spectateurs vaguement inquiets à l’idée qu’ils pourraient ne pas parvenir à contenir leur enthousiasme avant de finir sur les genoux du premier rang. Mais tout se passe bien et cela devient un jeu, un genre de « on dirait que t’es pas cap » lancé par deux gamins rigolards au sortir du lycée. C’est costaud et carré et joyeux et futé ».

Ce qu'il en avait été écrit il y a trente ans reste parfaitement valable. Sinon les corps !

Galerie photo : Laurent Philippe

L'ahan résonne au-delà du Caprice de Paganini de la bande-son, malgré une forme exceptionnelle les physiques se sont alourdis, certains portés virtuoses pèsent d'un poids qui ne se cache plus, le concours de tour en l'air ne possède plus l'insolente facilité des débuts, tout témoigne du cours du temps, mais ne dénature pas l’œuvre et ajoute une émotion encore nouvelle : après la sensation de l’histoire sensible à la première reprise, cette fois c'est de l'inscription dans l'intimité de l'organisme qu'il s'agit. Peu de chorégraphes ont, comme ces deux-là, accepté le pari de la physiologie. Le chorégraphe Jean Gaudin, avec Les Autruches (1983), s'était promis de reprendre la pièce tous les dix ans, (tout comme Alain Buffard pour Good Boy, hélas). Gaudin a tenu le pari mais plus rien n'est annoncé pour cette année ou la suivante… Le corps s'impose à la volonté !

Galerie photo : Laurent Philippe

Boris & Dimitri affichent un peu bravache refuser cette banalité qui pourtant prend cette fois toute sa place d'autant plus qu'elle reste sourde mais essentielle. Plus que chez Alexandre Dumas dans la nostalgie de son roman Vingt ans après, cela résonne comme le Narrateur dans la cour du Prince de Guermantes qui retrouve le temps -au terme de la Recherche du temps perdu de Proust- grâce à la sensation physique du petit pavé décalé ; la confrontation des mêmes corps aux épreuves qu'ils se sont choisies il y a trente ans ajoute à ce pur moment de jubilation dansée – car cette dimension n'a en rien disparu – la réalité physique de l'âge. La création lumière, récente, accuse cette gravité. Les longs temps noirs dans lesquels ne résonne que la musique (le processus a déjà été utilisé par Forsythe notamment), par l'éclipse où se devine cependant les corps blancs, comme des presque fantômes, ombrent de sérieux la joute des cadors.

Galerie photo : Laurent Philippe

La sagesse populaire rappelle que « vieillir est le seul moyen de ne pas mourir jeune », cette réalité aussi appartient de plein droit à la question du patrimoine chorégraphique quoiqu'il ne soit pas nécessairement facile de l'admettre et cet épuisant et radieux effort de ces deux gladiateurs rigolards en retour d'âge en témoigne superbement.
Philippe Verrièle
Vu au Festival Montpellier Danse, le 3 juillet au Studio Bagouet / Agora.
 

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