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« Bouffées » et « C'est toi qu'on adore » de Leïla Ka

Bousculade et excitation : pour la soirée d'ouverture du festival Séquence Danse au 104-Paris, la petite pépite que le monde des professionnels de la profession s'arrache : Leïla Ka. Deux pièces, ou plus exactement une étape de travail d'une pièce à venir et l'extension d'une pièce ancienne. Ne serait-on pas en train de nous refaire le coup de l'emballement ?

Donc Bouffée, tout auréolé de sa victoire au concours Danse Elargie 2022 ouvre le débat. Une ligne, cinq femmes, robes longues fleuries, lumière en douche. Immobiles ; un bras qui bouge soudain presque imperceptiblement. L'animation gagne le groupe et prend peu à peu de l'ampleur. Le silence permet de percevoir la respiration que travaillent les interprètes comme une manière de rythmique. Accelerando avec développement de la gestuelle sur une base très saccadée jusqu'à une manière de rupture. Toujours sur la même énergie, le mouvement devient plus legato jusqu'à la chute. Toujours en respectant la ligne et sans quitter le centre du plateau, les cinq femmes tombent, se relèvent jusqu'à l'agitato. Puis se figent et fixent le public dans un défi muet qui vient résoudre l'affliction par la révolte. Bien tenu, avec une partition rythmique maîtrisée, cela fonctionne parfaitement. Sur 25 minutes. Car ce Bouffées est prévu en version longue à Cavaillon où Leila Ka est artiste associée de la scène nationale et le défi n'est pas mince que de tenir cette intensité avec les seuls moyens du décalage rythmique pour évoquer, à terme, une résilience toute d'insubordination…

Quant à C'est toi qu’on adore, en version quintet, il s'agit de l'extension à un groupe de femmes du duo créé en 2020, alors troisième pièce de son autrice. L'enjeu paraît donc d'appliquer à une gestuelle que la chorégraphe a déjà dépassée, les règles de composition rythmique et de forme quasi contrapuntique que l'autrice expérimente par ailleurs dans Bouffées. Tout part d'un unisson qui se développe par accumulation sur la musique fortement chargée émotionnellement de la sarabande de la Suite pour clavecin n°4 de Haendel, thème musical majeur du film Barry Lyndon de Stanley Kubrick que le cinéaste avait fait réorchestrer par Leonard Rosenman, notamment pour en accentuer le caractère dramatique. Cette tension par la musique joue le rôle de fil dramatique de la pièce qui diffracte, après dix minutes de présentation, son thème gestuel en groupe 3+2 ou 2+1+2, renouant comme on se ressource avec l'unisson pour finir en accelerando sur la pulsation. Sur une grosse vingtaine de minutes, l'exercice tient parfaitement ses promesses.

Maintenant, un petit doute. Etait-il si nécessaire d'exposer ces deux feuillets d'album qui, pour parfaitement aboutis, tiennent de l'exercice d'une jeune artiste très douée mais encore en recherche, en ouverture d'une manifestation rendez-vous en vue pour la danse qui se pense en vogue ? Comme Moloch, la danse adore adorer des jeunes artistes et ce C'est toi qu'on adore tient de l'archétype de ce processus de dévoration. Que l'on prenne un peu de distance. Leila Ka est une très jeune chorégraphe qui, comme d'autres – on peut penser à Jann Gallois, autre emballement du monde chorégraphique – a choisi le hip hop comme taxonomie vernaculaire (comprendre, elle échange avec les autres interprètes en utilisant des figures issues du hip hop quand elle compose) mais qui se débat au milieu d'influences très diverses. Il y a chez elle des traces très fortes de Maguy Marin (ce qui peut se comprendre pour une jeune interprète dont l'une des premières expériences fut May B dans le cadre des Talents Adami) et le travail sur la scansion de ces deux propositions peut renvoyer aux fameuses charentaises de May B (1981), leur son et leur rythme, ou à Ha !ha ! (2006). Mais Leila Ka transige aussi avec d'autres influences et en particulier se garde de toute théâtralisation, elle qui pourtant était interprète au cœur de Ainsi soit moi (2020, repris sous le titre La Messe de l'âne, entre autre à la Biennale de Venise), sorte de Classe morte de Tadeusz Kantor (1975) tendance gore et argileuse élaborée par le plasticien-performeur Olivier de Sagazan.

L'originalité et la force du travail de cette chorégraphe tient justement à ce chemin qu'elle s'efforce de tracer entre ces influences très contradictoires tout en étant portée par la pulsion d'une gestuelle venue du hip hop. Serait-il trop demander de lui laisser le temps de faire ce chemin tranquillement sans l'exposer inutilement, par exemple en ouverture d'une manifestation où il n'était pas à ce point nécessaire de lui faire autant d'honneur…

Et que l'on accuse pas l'auteur de la présente récrimination de distance : dès la création de Pode Ser, soit en 2018, l'article concluait par « l’alternance des gestuelles et la rigueur de la présence [témoignent d'une] expression très convaincante par sa sincérité autant que par la maîtrise dont témoigne la danseuse dans les divers styles qu’elle oppose. Un talent à suivre. » (lire notre critique) Il n'y a rien à retirer du propos sinon que « suivre » n'est pas « noyer sous les honneurs »…

Philippe Verrièle

Vu le 1er avril 2023 au 104-Paris, dans le cadre du festival Séquence Danse.

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