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Biennale du Val-de-Marne : « Écoute/Expansion » de Kitsou Dubois

Un duo pour un espace indéfini, entre rêve et technologie. Où tout est remis en question et débattu avec le public. 

La danse d’auteur s’est toujours définie, à partir des ballets de cour du Roi-Soleil jusqu’à la ballerine sur pointes, comme une affaire de dépassement de la condition humaine. C’est à partir des années 1960, quand la danse contemporaine a inscrit ses interprètes dans un rapport au quotidien et au plancher, que le vent s’est mis à tourner. Face à elle, sur une voie plus populaire, le cirque, autre langage artistique lié à l’envol, a pris une direction comparable. A la croisée des deux, on rencontre aujourd’hui le travail de Kitsou Dubois et son approche de l’apesanteur. Et alors que son univers est résolument contemporain, ce travail permet de retrouver les sensations d’étonnement et d’empathie fulgurante face à l’humain transfiguré, créées par les formes classiques du ballet et du cirque. Comment ? Grâce à la technologie ! Plus précisément, à partir de l’expérience de la chorégraphe en condition de micro-gravité. Kitsou Dubois fut en effet la première artiste à être invitée en vol hyperbolique, effectué à bord d’une Caravelle, avion construit à l’époque même où la danse new-yorkaise introduisait les gestes du quotidien…

L’annulation de nos sensations fondamentales

A partir des quelques instants de micro-gravité – big bang entre ciel et terre, dans un espace soudainement privé de sol, de directions, de haut et de bas – la chorégraphe a développé, à partir de 1990, son univers artistique actuel, inventant une danse d’auteur qui renoue avec cette altérité introduite par les maîtres de ballet, du XVIIe au XIXe siècle. Encore fallait-il pousser la recherche sur le geste aussi loin que le fait Kitsou Dubois. Dans chacune de ses créations, elle donne à voir une lecture du corps qui contredit nos sensations les plus fondamentales par rapport à la pesanteur, l’espace et le temps. Mais seule une interprétation parfaite permet de créer l’effet d’illusion capable de subjuguer le spectateur.

Les deux acrobates chorégraphiques d’Écoute/Expansion réussissent parfaitement à brouiller nos repères en frôlant les limites de la pesanteur et de l’abstraction. S’ils ne sont pas physiquement délestés de leur poids, ils offrent pourtant au public une invitation à se projeter dans une dimension fondamentalement différente, et pourtant si semblable à la nôtre. Il est alors impossible d’échapper à la charge d’empathie. 

Écoute/Expansion  met en scène deux hommes. L’un grimpera au mât chinois, l’autre aura le sol pour unique agrès. Et si le mat ne s’efface pas de notre perception, le sol, lui, semble ne plus exister. Ils ne créent pas seulement leur espace, mais aussi leur rapport au temps, dans un univers qui apaise énormément. Devenus des entités hors du temps, ils traversent un paysage sonore abstrait et pourtant familier où grésillements, vrombissements etc. ne connaissent pas de point-source fixe, surgissant quelque part et disparaissant à un endroit indéfinissable. En fond de scène, où une sorte de voile gris pivote autour d’un point fixe sur un écran blanc, leur ombre dialogue avec une autre silhouette d’eux-mêmes. Blanche, elle apparaît par intermittence. Cette projection, tel un écho visuel, s’incruste dans un espace sans début ni fin. Nos repères sont balayés. Quelle strate est la mémoire de l’autre, sa conscience, sa trace ? 

Technologie et apesanteur, un débat sur l’art 

On est traversé par toutes ces questions – ou bien on s’adonne à ses sensations, ses rêveries – quand Kitsou Dubois prend la parole pour expliquer les dispositifs technologiques: Des capteurs dissimulés à l’avant-bras des interprètes transmettent aux ordinateurs les signaux relatifs à leurs positions dans l’espace, la force de leurs appuis et leur tension musculaire. Toutes ces données agissent sur l’environnement sonore et sur les projections. A leur tour, les interprètes réagissent aux changements, ce qui semble renfoncer leur état de suspension. 

Troisième partie : On revoit la chorégraphie. Avec un œil différent, plus aiguisé peut-être. Ou bien sorti de sa douce rêverie.  Les protagonistes semblent introduire plus de figures acrobatiques, leurs corps devenant plus matériels, sur un sol qui se remet à exister, perçu pleinement comme un partenaire, dans un espace qu’on redécouvre dans ses dimensions concrètes. Ou bien n’est-ce là qu‘une illusion? L’illusion de sortir de l’illusion ? La fin de l’illusion de la première interprétation ? Aurions-nous suivi le duo initial dans un état d’hypnose ? Si la mise en perspective par la chorégraphe permet de questionner notre perception, elle dissipe en même temps les sensations initiales, et avec elles notre sensation de l’état d’apesanteur. Pour terminer, toute l’équipe du spectacle invite le public à une échange autour des impressions reçues. 

La vocation de Écoute/Expansion est donc double : onirique et didactique. Ce duo, créé devant un public de professionnels dans le cadre de la 21Biennale de danse du Val-de-Marne, est le fruit de trois années de collaboration entre la compagnie de Kitsou Dubois (Ki Productions), l’École Louis Lumière, l’Académie Fratellini et trois laboratoires de l’Université Paris 8. Le titre complet étant Écoute/Expansion, Essai sur le cirque et les technologies, on accepte volontiers le statut particulier de cette création, d’autant plus qu’elle donne lieu à un débat sur l’art, comme le prouvent les citations fournies du public, quand le dispositif a été testé à l’académie Fratellini: « Ce qui me touche tient du rêve, pas de la technique» vs. « Quand je comprends ce qui se joue sur scène, je plonge mieux dans le processus créatif » vs. « On n’explique pas l’art ». 

Thomas Hahn

Biennale de danse du Val-de-Marne, le 5 mars 2021, Théâtre de Rungis (représentation réservée aux professionnels)  

Kitsou Dubois : Conception et chorégraphie

Anne Sédes : Composition musicale

Pierre Maël Gourvenec & Nemanja Jovanovic : Acrobates

Marc Billon : Design sonore

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