Error message

The file could not be created.

« Alice » par Amir Hosseinpour & Jonathan Lunn

Une version étonnante créée pour le Ballet de l’Opéra national du Rhin d’Alice au Pays des merveilles d’après Lewis Carroll.

Avec une équipe créative qui s'est constituée il y a une dizaine d'années, Amir Hosseinpour & Jonathan Lunn, deux chorégraphes peu connus en France, proposent un objet scénique construit sur une partition que Philip Glass leur a proposée. Voilà donc, pour le Ballet du Rhin et avec de beaux moyens, Alice, spectacle plutôt agréable à regarder, mais qui défie les catégories et évite autant l'échec que la réussite complète…

Quel singulier objet que cet Alice proposé par le Ballet du Rhin... Impossible de le ranger dans une catégorie et de déterminer avec quelle lunette le regarder. Ceci, en soi, importe de façon secondaire sinon que cela conditionne la nature des excuses à trouver à une « réalisation » (appelons-là ainsi, pour le moment) qui pour être sympathique laisse quand même un drôle de sentiment : pas déplaisant mais légèrement frustrant.

Un ballet, certes. À grand effectif puisqu’ils sont près d’une trentaine au plateau avec chorus, solistes et variations composées par deux chorégraphes, Amir Hosseinpour, iranien d'origine qui officie de préférence dans le monde lyrique, des Troyens à la Scala de Milan, au Nain à l'Opéra de Paris, et Jonathan Lunn, ancien du London Contemporary Dance Theatre. Ils ont l'habitude de travailler ensemble, par exemple pour un Cendrillon de Prokofiev pour le Landestheater Niederbayern où ils officient. Mais la « vedette » est une comédienne suisse, Sunnyi Melles, à l’abattage incontestable, parfaitement crédible quand elle endosse le costume de Lewis Carroll lui-même, moins dans la petite robe enfantine à rubans bleus d’Alice. Lequel rôle est néanmoins réparti entre trois autres « Alice », danseuses de la compagnie cette fois, mais pas la petite fille requise également... Pour les solistes, le style s'appuie sur une théâtralité légèrement outrée, plutôt drôle, comme la Queen qui en fait des tonnes et joue de son « royal bag » comme d'une bombe à fragmentation, ou une composition efficace comme le pas de deux suggestif et un peu attendu d'Alice et de Lewis Carroll (très dansé, pour le coup, par Cédric Rupp, excellent). Le second tableau, en lumière noire, enchaînant les traversées de plateau en déboulés ou en déplacements rapides (voire portés) rappelle, musique de Philip Glass aidant, le Dance (1979) de Lucinda Childs, mais revisité par une compagnie de mimes survoltés… Quant aux ensembles, ils procèdent par strict tutti à l'unisson, et ne valorisent guère les individualités…  Un ballet, donc, peut-être, mais dont la danse ne paraît pas la priorité absolue.

Musicalement, ce n'est guère plus clair quoique moins partagé. L'histoire interne de cette création raconte qu'ayant déjà collaboré avec Philip Glass, les deux chorégraphes et le compositeur décidèrent de s'engager dans ce nouveau projet… Reste qu'une partition nouvelle de l'un des maîtres de la musique répétitive ne saurait être négligée et constitue donc une incitation forte à monter le projet. Structurellement, l'objet déroute un peu lui aussi. Cela tient du concerto pour piano, le soliste (absolument remarquable, Bruno Anguera Garcia est, par ailleurs, l'accompagnateur du Ballet du Rhin qui possède là une pépite) dialoguant et alternant avec les parties d'orchestre. Mais nombre de ces interventions existaient déjà sous forme d'études et le quasi final, composé sur le Quadrille des homards, poème surréalisant de Lewis Carroll, renvoie à une veine de cabaret peu fréquente chez Glass sinon vaguement dans ses opéras (Nixon in China). La partition d'un genre indéfinissable est bizarrement construite mais plutôt agréable à entendre, non dénuée de quelques boursouflures autant que de qualités, mais dont il est compliqué de comprendre où elle va. Un genre d'OMNI (objet musical non identifié) mais servi avec une belle conviction par l'Orchestre Symphonique de Mulhouse et une cheffe fine connaisseuse de Glass, Karen Kamensek…

Galerie photo © Agathe Poupeney

La dramaturgie a manifestement largement occupé les créateurs qui s'en créditent explicitement. De fait, la « réalisation » ne suit pas la narration de Lewis Carroll et procède par scènes enchaînées évoquant, souvent de façon allusive, les épisodes les plus connus mêlés à d'autres plus incongrus comme un cours de mathématique en référence à Harry Potter ou un genre de ballet nautique avec petits poissons dans l'aquarium (les vidéos de David Haneke sont superbes). De temps à autres, Sunnyi Melles reprend des textes, souvent des poèmes de Carroll sans lien direct avec l'histoire mais beaucoup avec la relation entre l'auteur et la jeune Alice Liddell qui servit de modèle au personnage éponyme d’Alice au Pays des merveilles. Un peu déroutant et pas forcément facile à suivre. Manifestement, le retour périodique de l'appareil photo et l'usage de vidéo en direct induisent une manière de réflexion sur l'image. Mais que viennent y faire les Pina (désignées comme telles par le programme) en robes longues (et tasses à thé sur la tête) ?

Car la dimension visuelle de l'œuvre est, quant à elle, remarquable : costumes inventifs et soignés, décors et accessoires, vidéos, créations graphiques… L'univers assez pop et psychédélique, gentiment provocateur avec drag-queen en quasi latex et moustachue, crypto-punk en tenue sexy, évoque une Grande-Bretagne de bande-dessinée fantaisiste. Cela joue du cliché avec des sous-entendus à la limite de l'égrillard qui, s'ils ne font pas de cette réalisation une pièce pour adulte, lui offre néanmoins un sous-texte bien dans l'esprit des relectures d'opéras dont sont familiers les deux chorégraphes. Le tout est réalisé avec un soin et des moyens plutôt réservés habituellement aux productions lyriques, mais cette fois, les chanteurs sont absents...

Alors ni ballet, ni pièce de théâtre, ni opéra, mais quand même dansé et chanté et joué et drôle… Accessible au grand public, mais autorisant les lectures diverses, spectaculaire voire à gros moyens mais ne renonçant jamais au show et à l'abattage quitte à ce que l'ensemble ne soit pas forcément très cohérent… Et le tout sur une musique qui, pour ne pas céder aux sirènes du son commercial, ne cherche pas trop à choquer les oreilles…  Mais c'est bien sûr ! Alice constitue un exemple rare d'une véritable revue à laquelle il ne manque que quelques standards ! Mais Tin Pan Alley est un peu loin de Mulhouse et ses grandes heures ont passé depuis longtemps. Alors cela n'empêche pas un rien de plaisir légèrement coupable : vous reprendrez bien un peu de lemond curd sur des scones ?

Philippe Verrièle

Vu le 12 février 2022 à la Filature de Mulhouse

Catégories: 

Add new comment