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Une journée à Primavera

La cour du Centre Chorégraphique de Nantes ressemble à celle d'une école un jour de kermesse de fin d'année. Des gens en tenues estivales attablés en famille avec une kyrielle de gamins déchaînés qui galopent et se poursuivent en bande comme une volée de moineaux. Au fond, un camion pour des burgers (c'est la forme sophistiquée du sandwich vite fait) et sous l'aubette, une tireuse pour les bières fraîches et des bonbonnes en verre pour les jus de fruit… Manque juste le stand de pêche à la ligne ou de chamboule-tout !

Ambra Senatore, la chorégraphe qui dirige l'institution nantaise, s'est parfois inquiété qu'il soit « difficile de faire de cet endroit un lieu que la population perçoit comme ouvert » ; elle peut se rassurer en regardant le petit monde bruissant qui investit l'aula habituellement sévère, au pied du fronton lui-même austère voire un peu grave, de l'ancienne chapelle, comme s'il était venu pour un pique-nique estival.

Un couple et ses enfants apostrophent un responsable du CCN, ils sortent de la chapelle et du spectacle Giro di Pista d'Ambra Senatore et Marc Lacourt [lire notre critique], « c'était très bien, merci pour tout ». « Je les ai rencontré jeudi soir après le spectacle de rue que nous avons organisé Place Royale, ils ne nous connaissaient pas, je leur ai dit de passer cet après-midi, ils ont l'air contents » se justifierait presque le membre de l'équipe ainsi interpellé par les visiteurs comme s'il était le responsable des parents d'élèves au soir de la fête de classe.

A l'étage d'un appartement donnant sur la cour, deux danseurs improvisent au son des clarinettes d'un musicien complice et les trois semblent ignorer tout du théorème de Bell : « message égal signal sur bruit »…

L'agitation, le bruit des enfants, les conversations amicales distraient tant l'attention que l'on perd vite le fil de ce qui se joue là-haut, à l'étage, sur le balcon de l'autre côté de la rue. Regrettable, car cela joue, et bien ; mais peut-être aurait-il fallu un relais-son attirant l'attention et couvrant mieux les bruits. La loi de Bell est dure, mais c'est la loi. Soudain le public s'apercevant que l'improvisation s'achève applaudit avec une bienveillance dépourvue de toute ironie la prestation qu'il n'a que distraitement observée. Il ferait presque chaud si ce n'est le soir qui commence à venir.

Cela s'agite soudain et une avant-garde remuante et tout en tee-shirts bleus entre dans la cour accompagnant un genre de caddy bidouillé et caparaçonné de blanc, portant un sound-system avec hauts-parleurs et micro dans lequel un « ambianceur » déchaîné excite la troupe. Derrière se presse toute une escouade fêtarde, joyeuse et débridée. Gabriel Um, artiste associé du CCN, poète, slameur et chorégraphe, revient de sa balade urbaine dansée et improvisée dans laquelle, avec ses danseurs et deux bonnes dizaines d'amateurs survitaminés, ils viennent d'arpenter le quartier dans une cavalcade et s'en retournent en dansant et ravis. Tout est là improvisé, convivial et sans façon et quand un appel incite à rejoindre la salle pour assister au spectacle qui suit, nombre n'en font rien puis se ravisent comme doutant un peu que cela valait bien que l'on se dérangeât.

Mais pour être juste, Primavera ne s'affiche pas en festival avec ce que le mot garde d'un peu sérieux voire solennel dans le registre de la culture, mais comme une « manifestation festive » et cette interpénétration entre une douceur de vivre certaine et le spectacle annoncé oblige différemment les artistes car s'est à la satisfaction du moment avantageux qu'ils doivent confronter leurs propositions. Felipe Lourenço l'a si bien imaginé qu'en fin de journée son solo Pulse(s) in situ aura pu sembler à qui n'y aurait prêté attention comme le début d'une veillée dans la nuit du désert.

En entrant dans la chapelle, on s'assoit à une place dans le double cercle de bancs ou de coussins ; l'artiste attend accordant sa kuitra, très ancienne ancêtre des ouds et luths, des enfants remuants sont emportés par leurs parents, chacun regarde de l'autre côté du cercle dans l'ombre et le calme qui vient. Le luthiste prologue doucement puis explique son instrument, se lève, pose précautionneusement la précieuse kuitra et engage le mouvement d'un balancement quasi-imperceptible mais qui gagne en houle avec les pieds pivotant de talons en pointes pour lancer la pulsation.

Le mouvement va monter, s'amplifier. Cela passe par la frappe des pieds et la musique enregistrée vient répondre à celle qui avait engagé la confidence. S'emparant d'un bendir – tambour traditionnel constitué d'une membrane sur cadre – le danseur s'abandonne un peu plus à la puissance de la cadence. Une nouvelle fois la musique enregistrée supplée celle du plateau et libère le musicien au profit du danseur.

Felipe Lourenço a souvent raconté que ce solo retrace son parcours. Partant de cette réminiscence du Alaoui, danse guerrière traditionnelle évoquée comme par effluves remontant du passé à travers le corps, jusqu'à ce moment final où, ayant au fil de sa pérégrination intime trouvé un sweat à capuche, il revient à cet endroit où s'ouvre un nouveau chemin, celle d'une forme nouvelle de danse…

Cette version intime dont il a voulu la scénographie (le solo datant de 2018, est fait pour le plateau et l'on se souvient sa présentation dans la cour de la Parenthèse à Avignon durant le festival) permet à Felipe Lourenço d'accentuer le caractère personnel de cette confidence qui permet de suivre ce parcours de danseur de la pulsion traditionnelle jusqu'à des perspectives plus contemporaines.

Soudain la soirée est devenue veillée et comme par surprise ; Ambra Senatore entre dans le cercle. Elle ébauche un début de variation aussi délicate qu'intense, s'interrompt pour convier le public à écarter les bancs, pousser les coussins, se lever, se mesurer. Le rideau de fond a été ouvert, une table, le DJ, la pulsation des percussions laisse place à celle des BIT. Techno après tradition, la fête reste et la danse toujours. La soirée est lancée !

Philippe Verrièle

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