« Tout ce fracas » de Sylvère Lamotte
Au festival Playground le 16 novembre Tout ce fracas de Sylvère Lamotte, donne à voir la vulnérabilité du handicap dans une jolie sensualité de groupe, formé par un travail de contact ajusté, et une alchimie au plateau assurée.
Quand le public entre en salle, tous, sur scène semblent engagés dans une conversation, comme durant une fête qui aurait déjà commencé. Et les trois danseuses, Carla Diego, Caroline Jaubert, Magali Salby, paraissent plutôt entendre passer du bon temps, plaisantant avec le musicien Stracho Temelkovski, comme avec le bon copain venu avec sa guitare…
Au débotté, comme sur une impulsion, Caroline Jaubert se campe, toisant tranquillement l'assistance et, parcourue d'un irrésistible courant, à la manière de certains qui soudain se libèrent lors d'une soirée, elle s'engage dans le mouvement. Mais cette façon de lâcher son corps de caoutchouc n'est pas à la portée de tous et l'on apprécie cette belle démonstration d'une très belle interprète déjà remarquée chez Christine Bastin… Elle retourne s'asseoir avec les deux autres, le mouvement les contamine, toutes trois se lèvent, l'une finit sur le sol sans cesser de danser, les deux autres continuent mais finissent aussi par s'allonger, tressautant sous le rythme. Tout cela dégénère ensuite un peu, on se tire par les pieds - y compris le musicien qui continue à jouer- on se pousse, on se traîne au sol. La pièce s'aventure dans l'horizontale. Quatre pattes, roulement des unes sur les autres dans une débauche de cambrés et de balancements du corps au sol - ainsi le solo de Carla Diego - et ondulation généralisée. Un doute affleure cependant… Ces pieds en serpe, une certaine raideur chez cette danseuse -là que rien dans la composition ne distingue cependant. Quelque chose, en creux, dans le mouvement, une précaution supplémentaire et parfois un début d'hésitation : un doute, ou plutôt une certaine vigilance s'installe.
Ainsi ressent-on plus que l'on comprend que Magalie Salby est handicapée et ne peut marcher - et à fortiori danser - seule et sans se reposer sur un autre. La pièce en change totalement et le délire joyeux de copines en goguette devient l'exploration d'un corps-mystère. Car l'absence de mise en évidence du handicap, le partage commun de l'espace du sol où les trois danseuses prennent également appui, se soulèvent, se livrent aux autres, se couvrent, se collent : tout cela obère toute perception d'une différence par la bizarrerie même des postures et des enchaînements partagés… Cette étrangeté tient de l'offrande avec ce que ce terme suppose de sensualité et de trouble. Dans une conversation avec la journaliste Emmerencienne Dubourg, Magalie Salby confiait : « c'est une pièce sur la vulnérabilité », terme qu'il faut entendre en ce qu'il signifie, « exposé ».
La force de la pièce tient à ce que cette exposition n'est pas celle de la danseuse porteuse de handicap, mais des trois interprètes parce que les deux « valides » dansent sur le terrain de la première et que dans cette exploration de cet univers autre, elles s'offrent, épiderme contre épiderme, à quelque chose qui tient d'un érotisme latent et qui estompe, de fait, le handicap pour ne plus laisser que la recherche d'autres géométries, corporelles, improbables, inédites. Les formes nées d'un corps renvoyant vers un autre sans que le regard ne puisse rompre cette chaîne d'impulsions qui nourrit le mouvement… Bel exemple de danse contact appliquée, mais qui souligne, dans le cas précis, que le « continuum, seul, permet de comprendre l'altérité que représente le pathologique vis-à-vis du normal. Cette altérité n'est pas celle de l'anormalité du pathologique, mais elle traduit plutôt une autre allure de la normalité. Toute univocité du corps normal se trouve définitivement défaite » selon ce qu'écrit Guillaume Leblanc dans le Dictionnaire du Corps à l'article Normalité… Tout ce fracas fait la démonstration limpide de cette « autre allure de la normalité » mais via la sensualité. Le solo de Magalie Salby, avec sa reptation en arrière, chaque mouvement se résolvant comme un spasme, puis revenant au rampé ondulant, induit cette sensualité puissante qui contamine parfaitement le trio en unisson qui suit…
L'équilibre dramaturgique de la pièce suppose même, tant le regard pourrait avoir été amené à l'oublier, que soit souligné qu'il y a là handicap : une voix off posant le constat clinique des traumatismes et des séquelles en résultant, rappelle que pour belle et sensuelle que soit l'expérience de danse présente, la réalité qu'elle croise est d'une grande cruauté et que c'est suite à de longs séjours dans une structure médicalisée pour personnes handicapées que Sylvère Lamotte a élaboré la matière de sa pièce.
Mais cela n'est qu'un moment et c'est bien de sensualité que définitivement il est question. Le duo final entre Carla Diego et Caroline Jaubert, tout d'empoignades et d'énergie, virerait rapidement à une manière de compétition de santé s'il ne s'accordait, revenant au trio, et s'autorisait cette autre normalité toute de volupté que proposait Magali Salby à ses consœurs tout au long de cette belle empoignade. S’ouvre ainsi une perspective nouvelle à la sensualité !
Philippe Verrièle
Le 16 novembre. 2024 au Théâtre des Bergeries de Noisy-le-Sec dans le cadre des Rencontres chorégraphiques.
Vu le 22 septembre 2021, à Micadanses dans le cadre du festival Bien Fait !
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