« Sous les fleurs » de Thomas Lebrun
Avec sa splendide nouvelle création Sous les fleurs Thomas Lebrun directeur du CCN de Tours depuis 2012 ne cesse de surprendre en donnant le sentiment de se renouveler continuellement.
Mais pour autant, on constate qu’au cours de sa brillante carrière, le chorégraphe avait créé en 2017 Another Look at Memory (lire notre critique) en s’inspirant d’une interview de Marguerite Duras. Et c’est début 2023 qu’il incarne l’écrivaine allant même jusqu’à l’imiter coiffé d’une perruque, chaussé d’épaisses lunettes, vêtu d’une large jupe et un verre de whisky à la main, dans son déroutant, puissant et prodigieux solo. (lire notre critique). Il a également souvent parlé d’amour, mais sans jamais aborder aussi sérieusement la sexualité qu’avec Trois décennies d’amour cerné en 2015 (lire notre critique). Une œuvre essentielle, poignante, sur le thème des trente ans d’irruption du sida.
Le danseur et chorégraphe a tout autant évoqué les transgenres avec un humour burlesque et débordant de folies en s’inspirant d’Almodovar au sein d’œuvres qu’il a créées dès 2005 au CDC de Roubaix dirigé par Catherine Dunoyer de Segonzac. Ainsi, même si effectivement Thomas Lebrun nous embarque dans des univers à chaque fois totalement nouveaux, il prouve avec un talent fou qu’il demeure fidèle à lui-même. Pour preuve, en passant du transgenre qu’il esquissait en 2005 à sa dernière création Sous les fleurs, il développe son regard sur la féminité de l’homme avec un raffinement hors du commun.
En effet, cette pièce absolument exquise, née d’une rencontre avec Felina Santiago Valdivieso à Juchitàn, une petite ville mexicaine située dans la vallée d’Oaxaca, relate avec cinq danseurs l’histoire vraie d’un troisième genre reconnu au Mexique : les Muxes. Sur des musiques de Mariachis qui résonnent à la tombée de la nuit dans tous les espaces des villes du pays, cinq interprètes entrent en scène revêtus de robes très colorées et coiffés de couronnes de fleurs. Fières et sans une once d’ostentation, ces magnifiques femmes défilent et se déplacent dignement avec lenteur et retenue dans une pièce aux teintes vives composée de plusieurs issues. Entre une narration exprimée en espagnol, le son d’une fanfare qui évoque les défilés propres aux trois jours dédiés à la fête des morts et les costumes qui symbolisent la personnalité et l’œuvre de Frida Khalo, l’immersion dans ce si beau territoire est extrêmement bien décrite.
Étant donné que ces hommes se donnent le droit de vivre pleinement leur féminité, de pratiquer des métiers traditionnellement réservés aux femmes (cuisine, broderie, coiffure…) sans pouvoir se prêter à une vie conjugale exposée, ni avec un homme ni avec une femme, ni avec une autre Muxe, s’ensuivent des récits de vie qui se dessinent avec une rare délicatesse.
Galerie photo © Frédéric Iovino
La splendeur et l’infinie grâce de la danse font voler les jupons et dévoilent ainsi l’intense union, sérénité et complicité entre ces êtres. Toujours en harmonie, les Muxes s’attèlent à plusieurs tâches. Dans une certaine forme de ballet, elles font passer une aiguille et son fil pour coudre leurs robes, comparent leurs magnifiques tenues, partagent des plats appétissants… Chacune exprime sa liberté et sa fierté dans une splendide chorégraphie qui entrelace de la retenue, du respect et même de l’admiration entre elles car ces femmes ont conscience d’avoir cette si précieuse chance de se rencontrer et de se sentir libre de vivre comme elles le souhaitent. Mais tout n’est pas rose. Elles ôtent leurs jupes enluminées pour apparaitre en jupons blancs, lâchent leurs longs cheveux et se mettent à effectuer de brusques convulsions en allusion aux trop fréquents tremblements de terre, à la violence des homophobes, à l’incompréhension de leurs familles.
Mais, lors d’un court instant, alors que certaines roulent au sol, leurs jupes se soulèvent et on entrevoit sans équivoque leurs sexes. C'est tellement bien réglé qu’il n’est absolument pas question d’impudeur, non, cela ressemble à une petite seconde d’inattention ou de laisser aller. Par contre, l’émotion est profondément intense lorsqu’elles s’effeuillent pour apparaitre le torse nu sur la chanson Kid d’Eddy de Pretto : « Tu seras viril mon kid, je n'veux voir aucune once féminine ».
Entre des musiques traditionnelles et des ambiances sonores festives de Juchitàn, un extrait du Spectre de la Rose de Berlioz, les lumières finement ciselées de Françoise Michel et l’extraordinaire interprétation d’Antoine Arbeit, Raphaël Cottin, Arthur Gautier, Sébastien Ly et Nicolas Martel, Sous les fleurs est un délicat bijou.
Finalement, Thomas Lebrun surprend une énième fois avec ce portrait réaliste, envoutant, puissant, poétique, tendre et radieux d’une communauté sans égal dans lequel il imprime avec un talent fou le raffinement et la sensualité des Muxes. Sous les Fleurs est un récit qui fait vibrer le cœur et l’âme !
Sophie Lesort
Spectacle vu le 5 juin 2023 au théâtre Olympia de Tours, dans le cadre de Tours d’Horizons
Festival Tours d'Horizons jusqu'au 17 juin
Sous les Fleurs
Chorégraphie :Thomas Lebrun
Interprètes : Antoine Arbeit, Raphaël Cottin, Arthur Gautier, Sébastien Ly, Nicolas Martel
Création lumières : Françoise Michel
Création son : Maxime Fabre
Création costumes :Thomas Lebrun, Kite Vollard
Régie générale : Xavier Carré
Régie son : Clément Hubert
Assistante sur le projet : Anne-Emmanuelle Deroo
Chercheur anthropologue : Raymundo Ruiz González
En tournée :
10 décembre : Festival de Danse Cannes
18 et 19 janvier 2024 : Le Manège, scène Nationale de Reims
15 février : Espaces Pluriels, Pau
20 mars : Le Gymnase, Roubaix
3 au 6 avril : Théâtre National de Chaillot
11 avril : Le Zef, Marseille
14 mai : Equinoxe, Châteauroux
16 mai : Maison de la culture de Nevers Agglomération
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