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« L’Envahissement de l’être (danser avec Duras) » par Thomas Lebrun

Ce solo de Thomas Lebrun était très attendu. Lui qui reconnaît ne pas lire se confronte au monument de la littérature que fut Marguerite Duras…

Le résultat est proprement sidérant et pousse le solo chorégraphique à une limite extrême que le directeur du CCN de Tours dépasse dans une confession chorégraphique, d'autant plus incroyable que c'est l'auteur du Ravissement de Lol V Stein elle-même qui la livre presque – tout est dans le presque – littéralement.

La question du solo chorégraphique butte sur celle de l'incarnation. Celui qui danse seul en scène n'y peut re-présenter que lui-même, sa « présence immédiate » ne pouvant être que le corps qui danse. Cette singularité – au sens propre – explique que l'autoportrait trouve dans le solo dansé une expression privilégiée, le Blue Lady (1983) de Carolyn Carlson en est l'un des exemples canoniques. Evidemment, quelques figures « historiques » purent s'inviter dans le solo, à travers quelques passeurs-danseurs : que l'on se souvienne de l'imparable Mark Tompkins qui dans son programme Hommage, appelle en scène Nijinski dans La Valse de Vaslav (1989), le danseur chorégraphe Harry Sheppard dans Witness (1992), Joséphine Baker dans Under My Skin (1996) et Valeska Gert dans Icons (1998)… Mais, par la danse seulement car pas plus que la Pavlova n'est un Cygne, mais bien Anna Pavlova incarnant le cygne, Kazuo Ohno n'est la Argentina dans l'hommage de 1977 chorégraphié par Tatsumi Hijikata. Il est Ohno Kazuo lequel se souvient par son corps de l'émotion vécue quand il avait découvert la danseuse espagnole dans sa tournée japonaise. Un danseur n'incarne que lui-même.

Ce long préambule permet de mesurer l'invraisemblable performance de Thomas Lebrun dans L’Envahissement de l’être (danser avec Duras) et les références ci-dessus ne relèvent pas de l'exagération mais permettent de situer le niveau du « truc » auquel nous sommes conviés. Là encore, pas d'erreur, le terme « truc » qualifie non pas une dépréciation mais le désarroi du critique devant un objet scénique qui défie les catégories, l'analyse et même les pages que le dit critique a pu consacrer au sujet (par exemple Problématique solo dans l’ouvrage La question du Chorégraphe via Pascal Montrouge)… Parce que le danseur ne peut incarner que lui-même, ce solo ne devrait pas pouvoir exister, or, il existe… On peut être déconcerté à moins !

Donc, au début, il n'y a pas de danseur. Le plateau baigne dans une ombreuse atmosphère et la musique de Rachmaninov arrive. L’émission de télévision Apostrophe du 28 septembre 1984 : phrasé caractéristique de Marguerite Duras répondant à Bernard Pivot. Ouverture très maligne car l'attente installe dans une tranquillité qui focalise sur l'écoute, le son renvoyant à une période devenue mythique de la télévision et qui fleure sa nostalgie pour ceux qui l'on connue, Thomas Lebrun avait 10 ans.

Galerie photo © Laurent Philippe 

Chacun se laisse emporter par le dialogue tandis que Thomas Lebrun est entré. Sur la diagonale, non pas lentement mais avec retenue, un petit décalage d'un pied sur l'autre. Le mouvement s'engage d'une infinie délicatesse. Comme l'infinie retenue de Duras qui répond sans détour aux questions mais sans aucune rudesse. Solo superbe comme un écho. Pour le moment, tout cela correspond à la logique du solo comme autobiographie ; parler de soi à travers un autre… D'ailleurs la gestuelle rappelle quelques pièces passées, comme la pièce Ils n'ont rien vu (2019) le tissu bleu que tire le danseur tandis que l'écrivaine évoque Hiroshima. D'ailleurs, cette pièce-là, dont la seule scénographie constituait un « boro » (sublime patchwork japonais indigo), venait déjà de Marguerite Duras. Et le processus se complexifie. Tandis que Duras parle, Lebrun impavide, attifé en geisha de pacotille (perruque inénarrable et kimono chromo, ce qui rappelle l'irrésistible Un 2 Men Show-2004), commente en silence par affiches publicitaires interposées, avec tout le kitch colonial d'entre-deux-guerres en prime ainsi que par un panneau concernant la lenteur du propos : « une volonté de l'auteur ». Avant de, au sens propre, montrer son cul ; s'en suit India Song de Duras… Et par petites touches, avec quelques effets de distanciation irrésistibles, l'écrivaine devient le porte parole du chorégraphe.

C’est venu au milieu d'une série d'images-évocations des moiteurs indiennes du film (des films, car il y a aussi des références à Son Nom de Venise dans Calcutta désert). Le travail de Françoise Michel aide beaucoup ; férue d'une construction spatiale par la couleur (un peu Rothko, si l'on veut), elle s'est faite ici beaucoup plus figurative convoquant littéralement la jungle dans l'ombre d'un pot de fleur ! L'écoute s'abandonne à une suite de remarques ambivalentes qui s'appliquent autant au parcours du chorégraphe qu'à l'œuvre de l'écrivaine ; cela culmine dans cette scène proprement invraisemblable où Duras est là, sur le plateau, dans un fauteuil, whisky à main droite, grosses lunettes, répondant aux questions ; tellement incarnée que l'on voit Duras… Invraisemblable car l'on sait que ce n'est pas Duras ce que soulignent les instants où se figent le geste et le mouvement des lèvres mais où défile pourtant le discours enregistré. Tout concourt à ce que l'on n'y croit pas et la force de l'instant contraint d'y croire…

Galerie photo © Laurent Philippe 

C'est là que ce solo devient vraiment impossible. S'il incarne, Thomas Lebrun crée une fiction, donc une fable, soit du théâtre. Mais ce solo ne s'appuie sur aucun « drama » (une action, ce qui est propre au théâtre) et ça reste de la danse. La variation initiale reprend, bouleversante, sur une sonate de Schubert, nourrie de traces de pièces anciennes (cela commence par un bout de l'Etoile Jaune-2008- que dansait Anne-Sophie Lancelin). Thomas Lebrun, toujours danseur malgré l'incarnation d'un personnage ! Du théâtre mais pas du théâtre car de la danse, parfaitement de la danse…

Performance exceptionnelle dans laquelle il parvient à faire du personnage de Duras une manière d'image (un faux hologramme en vrai!) qui sert de cadre ou de décor à la confession d'un danseur sur son propre rapport à la danse… Tout cela sans jamais affirmer, mais par un jeu d'allusions et de très fines nuances jouant de toutes la palette des émotions, du rire le plus franc à la tendresse pour un « truc », donc, parfaitement exceptionnel. Duras aurait écrit « sublime, forcément sublime » !

Philippe Verrièle

Vu le 9 février 2023 à Micadanses, Paris, dans le cadre du festival Faits d'hiver.

 
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