« Ri te / Paris Intermission » de Marlene Monteiro Freitas et Israel Galván
Dans une rencontre au sommet, le bailaor et la reine du grotesque s’amusent d’eux-mêmes, du jeu de séduction et bien sûr du flamenco.
La chanson de Noël qui passait en fond sonore du prologue était de circonstance à l’approche des fêtes. Mais il fallait peut-être l’entendre d’une autre oreille : Douce nuit…Le désir réciproque, manifeste mais non assouvi, affiché par Marlene Montero Freitas et Israel Galván dans Ri te est celui de deux automates émotionnels et corporels. Vous reprendrez bien un peu de mime ? Chez les humains, on parlerait de timidité. Chez Petrouchka, l’automate amoureux de la ballerine dans le ballet chorégraphié par Fokine, sa condition de poupée aux sentiments humains touche au tragique et attendrit. Le duo Freitas-Galván, lui, amuse son public par des clowneries mécaniques et ses paroles ou gestes réprimés qui tentent maladroitement de se libérer.
La gorge serrée et le geste saccadé, le couple fantasme une danse et sans doute une nuit partagées. De toute façon, une composition chorégraphique n’a pas à montrer ces choses-là, mais juste à les suggérer. Autant donc détourner le sujet en humour et en son non-avènement perpétuel, jusqu’au dernier « olé » qui sort de la gorge de Freitas, enfin libérée.
Galerie photo © Laurent Philippe
Sur le long chemin sinueux vers la rencontre fantasmée, elle incarne la bête et lui, presque stoïque, sort son ventre et arbore un visage souvent impassible, tel un garçon de café sous obligation de discrétion. Il arbore par ailleurs un tablier noir et même une fois le fameux torchon blanc sur le bras. Mais tous les deux sont vêtus de combinaisons blanches décorées d’éléments verts qui rappellent forcément les costumes de type uniforme qu’on voit désormais dans toutes les mises en scène de Freitas.
Le rite offre aux deux artistes un formidable terrain de rencontre, Galván ayant lui-même créé sa version du Rite of Spring (Sacre du printemps) [lire notre critique]. Sans résistance apparente, Freitas amène Galván dans son univers où l’inerte et le vivant peuvent se chevaucher de manière confondante, comme dans De marfim e carne – as estátuas também sofrem [lire notre critique]. Et elle fait un pas, beaucoup de pas, de petits pas presque robotiques en direction du flamenco, danse que Galván lui-même met parfois en lien avec des machines.
Galerie photo © Laurent Philippe
Et il serait étonnant de voir Galván aujourd’hui renoncer à tordre le flamenco et ses stéréotypes. Surtout ici ! Le Sévillan propose donc à sa partenaire un zapateado martelé à la main, sur les semelles des chaussures de Freitas, comme pour lui offrir un massage. Avec un mouchoir blanc, il lui signale sa reddition tout en faisant le toreador. Il murmure et chantonne un air de flamenco, pendant qu’elle tente de faire sortir des « olé » de sa gorge nouée.
Ce duo de charme, tantôt désuet tantôt grotesque, crée même sa propre forme de dadaïsme, un dadaïsme andalou en somme, lequel traverse l’univers de Freitas où d’inavouables pulsions bouillonnent sous la surface policée des uniformes et des gestes ordonnés. Et si les deux peuvent exposer avec tant de fraîcheur leur lente et difficile opération de séduction, c’est que visiblement, le courant est passé et que chacun s’est régalé de cette rencontre.
Galerie photo © Laurent Philippe
La déception vient après le spectacle, quand ils indiquent ne pas savoir s’ils vont poursuivre ce Ri te, l’une des plus belles rencontres entre deux virtuoses vues ces derniers temps. Il faudrait pourtant que leur rencontre ne reste pas à l’état d’une simple étincelle et devienne un rite à part entière. Car ce duo met en lumière une maîtrise absolue et jubilatoire – Freitas est une danseuse-automate époustouflante – à l’instar des grands duos où se rencontrent des maîtres, comme ceux de Josef Nadj avec Dominique Mercy (1) ou Miquel Barceló (2). Et incontestablement, la meilleure Marlene Montero Freitas est celle qui monte sur scène ! Heureusement, vu la belle entente sur le plateau et hors scène entre Freitas et Galván, on est plutôt optimiste que leur petit Entracte parisien (Paris Intermission) sera suivi d’autres.
Thomas Hahn
Vu le 16 décembre 2022, Théâtre de la Ville (Espace Cardin, studio), dans le cadre du Festival d’Automne
(1) Petit Psaume du matin, 2001
(2) Paso Doble, 2006
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