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« Monument 0.10 : The Living Monument » de Eszter Salamon

Avec MONUMENT 0.10 : The Living Monument Eszter Salamon propose une œuvre somptueuse, hallucinante, – au propre comme au figuré – réellement « monumentale » et d’une lenteur à rebours de notre époque.

Une respiration océanique submerge le gouffre du plateau avant que nous puissions distinguer des silhouettes étranges, bientôt des personnages, sortis des profondeurs de notre imagination, collective ou personnelle, de nos rêves ou de l’Histoire de l’Art.

Dès le premier tableau, noirs brillants, anthracites, cuirs étincelants, lamés ébènes, font surgir des souvenirs de figures d’Heroïc fantasy ou de rêveries médiévales, de tableaux du romantisme noir, des cendres de Pompéi, et de cauchemars enfantins. Les visages sont dissimulés. Peu à peu, sous l’effet du mouvement alenti, une forme de récit se tisse dont on ne sait s’il loge dans notre inconscient ou dans ce qui est montré sur scène : une veuve éplorée, un bourreau, un maître obscur, un animal indéfini, une forêt ténébreuse…

Chaque nouvel angle de vue, instigué par le mouvement, dévoile une nouvelle apparition mystérieuse, une autre semblance, laisse deviner d’autres êtres et d’autres mystères. Peu à peu, ces figures se dissolvent, le tapis noir miroir est tiré comme une peau flétrie et révèle un nouveau monde bleu indigo, où les physionomies sont encore plus abstraites, comme frappées d’une « informité » comme cette sorte de chiffon vivant qui roule au sol, telle une créature inconnue des profondeurs. Ici et là, pourtant, on reconnaît des objets familiers, comme déterritorialisés, ou personnifiés pour appartenir au registre du vivant.

Car cette pièce d’une beauté surprenante  est l’alliance indissociable d’une scénographie et d'interprètes, qui sont vêtus de costumes fantastiques, tous dessinés par Eszter Salamon elle-même, qui a d’ailleurs reçu le Prix Hedda de la « Meilleure création de costumes » et sont fabriqués à partir de tissus flamboyants, de gilets de sauvetage, de tuyaux, de couvertures de survie, de pots de terre, de paniers d'osier, de casques et de tubes ou bouteilles en plastique recyclés. Et cela n’a rien d’étonnant, ils sont partie prenante de la chorégraphie, celle-ci consistant par ses micro-mouvements et son extrême torpeur, à les métamorphoser continuellement en d’autres chimères. La partition de la compositrice norvégienne Carmen Villain accompagne à merveille ces transfigurations perpétuelles.

Peu à peu, cependant, émergent des formes humaines, robots ou statues, fée avec ses deux associées toutes trois chantant un trio qui se désaccorde en se réaccordant, comme toutes ces entités qui se défigurent en se re(con)figurant. Un couple rouge se forme et s'étreint, sorte de transition avant des personnages rétro-futuristes à la Jules Verne, d’autres ressemblent à des momies tirées des catacombes palermitaines avant de s’avérer plus surréalistes et moins macabres. On voit des bijoux merveilleux, des idoles à trompe, des déesses dangereuses. Mémoire visuelle et rémanence rétinienne se confondent, les scènes se succèdent à chaque tissu qu’on tire, comme autant de cercles de l’Enfer selon Dante. Il y a des tableaux saisissants, comme cette femme en jaune perchée et sa traîne, une inspiration lyrique évidente.

D’autres tableaux évoquent évoquent les ors antiques, le fer médiéval et ses armures ou heaumes de fine résille argent, le chant devient plus présent, les corps aussi, réincarnés en anges du bizarre. À chaque scène, affleurent de nouvelles énigmes, de nouvelles impressions sensorielles, voire sensationnelles. Nous naviguons à vue grâce à ces personnages paysages, où le familier se déréalise, où la chromographie nous emporte dans un voyage au long cours.

Dans ce trajet irréel, où le rythme nous berce, où sa kinesthésie retenue nous transporte dans un jour nouveau à chaque tableau, des créatures reviennent développer des relations poétiques, comme ce cheval polymorphe qui réapparaît à chaque séquence sous un nouvel aspect, comme on déclinerait une langue, et qui contribue à instiller une sorte de narrativité diffuse à l’ensemble de cette traversée onirique extraordinaire, comme si les quinze interprètes exceptionnels de la Compagnie Nationale de Danse Contemporaine de Norvège Carte Blanche, et leurs atours baroques,  ou dadaïstes, étaient un seul organisme toujours mouvant, toujours changeant, comme ces pieuvres qui changent de couleur comme d’humeur pour mieux s’effacer en cas de danger. Le dernier tableau, blanc, somme de toutes les couleurs devenues lumière, est une façon d’apogée de l’ensemble, symbolisant le néant ou le paradis.

C’est absolument grandiose ! Plus encore qu’un spectacle, MONUMENT 0.10 : THE LIVING MONUMENT est une expérience à vivre.

Agnès Izrine

Le 26 mars 2025, Théâtre de la Ville en coréalisation avec Chaillot Théâtre national de la Danse. Jusqu'au 28 mars.

Distribution
Conception, chorégraphie, costumes Eszter Salamon
Scénographie James Brandily
Composition musicale Carmen Villain
Son Leif Herland
Lumières Silje Grimstad
Assistante costumes Laura Garnier
Assistantes à la chorégraphie Élodie Perrin, Christine De Smedt
Carte Blanche / Compagnie Nationale de danse contemporaine de Norvège
direction Annabelle Bonnéry
Avec Ole Martin Meland, Aslak Aune Nygård, Adrian Bartczak, Dawid Lorenc, Ihsaan de Banya, Brecht Bovijn, Mathias Stoltenberg, Gaspard Schmitt, Irene Vesterhus Theisen, Nadege Kubwayo, Mai Lisa Guinoo, Olha Mykolayivna Stetsyuk, Noam Eidelman Shatil, Iris Auguste, Aleksandra Korniejenko

 

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