Les Rencontres Chorégraphiques de Seine-Saint-Denis 2015
Lancement de l’édition 2015 des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis, jusqu’au 13 juin.
Vingt-cinq compagnies, 12 créations mondiales correspondant à la moitié de la programmation, dix théâtres partenaires, quinze pays représentés. Pendant cinq semaines, on verra, comme chaque année, le fruit des déplacements d’Anita Mathieu, directrice du festival et infatigable voyageuse. Sur la forme comme sur le fond, les Rencontres Chorégraphiques sont un étendard de la liberté à imaginer, à créer, à réfléchir et à défier les pensées uniques. Les chorégraphes investissent le corps comme champ politique et artistique, social et sociétal, expérimental et paradoxal.
Corps et désirs
Quand Perrine Valli présente Une femme au soleil, inspiré du peintre Edward Hopper et de L’Il y a du rapport sexuel, un essai de Jean-Luc Nancy, philosophe très à la mode chez les chorégraphes, les mécanismes du désir, le voyeurisme et la dialectique sujet-objet (de consommation) seront au centre d’une pièce pour quatre interprètes.
Les rétines auront plus de mystère à explorer, face à The Black Piece d’Anne Van den Broek. Cinq danseurs et un cameraman amènent le public dans le noir, pour changer les paramètres de la perception, pour stimuler l’imagination. Et la danse émerge lentement du noir et d’images brisées, face à un public qui a tous les sens en éveil.
Autre jeu avec l’imperceptible, ce Yuj de Clara Cornil et David Subal qui interroge les modifications très subtils qui traversent les corps des danseurs quand ils passent de l’interprétation d’une chorégraphie écrite à l’improvisation. Que cette différence vous interpelle ou qu’elle vous échappe, les quatre danseurs et quatre musiciens interrogent tout autant la relation entre leurs arts respectifs, dans une relation vivante du face à face. Mais la musique est partout, même dans ses propres silences !
Soirées singulières
Pour cette nouvelle édition, Anita Mathieu crée les "Soirées Singulières". Singulières, car faites de solos, mais aussi pour leur côté éclectique sans barrières esthétiques. Dans son solo Erotic Dance , Luke George montre comment il tente d’interpréter littéralement cette injonction de l’écrivaine activiste Susan Sontag : « il faut remplacer l’herméneutique par l’érotique de l’art ». Et tout devient possible…
Luke George est Australien, Connor Schumacher un Américain installé à Rotterdam. C’est là qu’il a conçu son Boy oh Boy : God’s first creature, une sorte de rituel noir, brut de décoffrage et pourtant très étudié dans tous les détails. Certes, on le verra en tenue d’Adam, mais la « première créature de dieu » fut la lumière, et c’est la recherche visuelle qui guide ce solo.
La contorsionniste brésilienne Alice Ripoll, la Coréenne Son Hye-Jeong qui se suspend par les pieds pour évoquer l’ambiance des maisons closes et navigue entre animalité et réminiscences de ballet classique.
La Japonaise Moto Takahashi, pour la première fois en France (oui, c’est un festival plein de découvertes), n’hésite pas à incarner un SDF.
Et Malika Djardi met en scène sa relation avec sa propre mère dans Sa Prière où, justement, elle observe le rituel religieux de sa mère, en discute avec elle comme de la danse et de la vie. La gestuelle très affirmée, sportive et débordante d'énergie, elle construit un univers parallèle mais pas déconnecté de la parole maternelle, dans une relation de liberté et d'affinité assumée, faisant preuve d’une personnalité étonnante de justesse et de force de caractère. Une contribution très audacieuse à tous les débats sur l’islam.
Soli insolites
Resistência, solo de la Brésilienne Aline Corrêa, ancienne membre de la compagnie Membros, connue pour ses pièces sans fard sur la vie dans les favelas. Elle a voulu faire un solo qui concentrait tout ce que son corps avait pu absorber, comme techniques de mouvement mais aussi comme sensibilités. Resistência parle de résister à chaque obstacle avec force et puissance, de la même façon que le passé résiste parfois et se retrouve dans le présent. Un passé qui saute les obstacles, s’entête, revient, continue mais permet aussi que le présent puisse avoir un regard ouvert sur ce qui va arriver.
Comme pour lui faire un pied de nez, c’est Eleanor Bauer, ancienne interprète d’Anne Teresa de Keersmaeker, Xavier Le Roy ou encore de Boris Charmatz, qui monte sur scène parce que, comme elle dit, Big Girls do Big Things. Mais oui ! Bauer n’y va pas par quatre chemins, elle joue avec une seconde peau, en l’occurrence une fausse fourrure d’ours polaire.
Cindy Can Acker, qui n’y participe pas, sera tout autant seule en scène, dans Ion. Géométrie, épure, dimension plastique à la lisière de l’installation, et une recherche rigoureuse sur le temps traversant le corps, voilà les valeurs que défend cette Flamande installée à Genève.
Corps, paroles et gestes
L’Italienne Rita Cioffi et la comédienne Stéphanie Marc vont explorer les entre-deux de lyrisme/cynisme, romantisme/désespérance ou encore entre le désuet et le trash (qu’elle définit comme « imprudeur provocante »), à travers la poésie de Michel Houellebecq.
Fanny de Chaillé se penche sur la chute, le vertige, le déséquilibre, à partir d’une toile de Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages. On y distingue aisément l’intention de nous faire tomber des nues. Cependant Chaillé sait que la chute n’a d’intérêt que si elle trouve une issue, et que cette issue peut résider dans la répétition. C’est pourquoi Chut s’inspire autant de Chaplin et Keaton. Chut est un solo pour un comédien muet, face à une installation visuelle de la scénographe plasticienne Nadia Lauro créant l’illusion d’un paysage en 3D, où il est question de claustrophobie, provoquée par la vue des massifs montagneux. Grégoire Monsaingeon est le comédien qui donnera à voir le vertige de ce cocktail d’angoisses par le geste.
Les Rencontres Chorégraphiques soulignent leur intérêt pour la res publica avec Your Majesties, où Alex Deutinger s’empare d’un discours de Barack Obama (celui qu’il prononça lors de la réception du Prix Nobel de la Paix) qu’il réinterprète d’une façon singulière. Entre les mots solennels au sujet de la guerre et le jeu de corps du comédien, se creusent des interstices ironiques, voire démasquantes. Les gestes sont ici à l’opposé de ceux qu’apprennent les orateurs (manipulateurs).
On verra aussi Adam Linder, dans Auto Ficto Reflexo, danser à partir d’articles de presse, textes d’artistes ou interviews, alors que Lisbeth Gruwez vient pour interpréter, en danse et en gestes, les chansons de Bob Dylan.
Thomas Hahn
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