Les prémices de la "Jeune Danse" #2
La première génération de la Jeune danse française n’émerge pas des remises en cause de mai 1968, mais plutôt de l’instillation des techniques américaines et en particulier de Nikolaïs. Pour autant il fallait que des personnalités dégagées de la pesanteur institutionnelle puissent profiter de ce vent nouveau pour avancer.
Ce mouvement est à lire dans un contexte, celui de la décentralisation et l’ouverture de la culture à un autre champ politique. C’est autour des Maisons de la Culture, avec le soutien des animateurs de Jeunesse et Sports, que la Jeune Danse peut se mettre en place. Le premier Centre Chorégraphique National, le Ballet Théâtre Contemporain, naît à la Maison de la Culture d'Amiens en 1968. La Maison de la Culture de la Rochelle va être un des appuis les plus francs pour l’expérience du Théâtre du Silence, la compagnie de Jacques Garnier et Brigitte Lefèvre.
Ceux-ci ont claqué la porte de l’opéra en 1971, après avoir été très impliqués dans l’aventure de l’Opéra-Studio de Michel Descombey. Ils sont programmés l’année suivante au Théâtre de la Ville avec Microcosmos (chor. B. Lefèvre) et Anaktoria (chor. J. Garnier). En 1974, le Théâtre du Silence s’installe à La Rochelle où il restera jusqu’en 1985. C’est, dès cette date, la compagnie phare de danse contemporaine de l’époque. Contrairement au Ballet Théâtre Contemporain né à Amiens en 1968, Brigitte Lefèvre et Jacques Garnier font voler en éclat toute notion de hiérarchie, la compagnie n’a ainsi pas de solistes désignés. Ils se constituent un répertoire totalement contemporain, et notamment, ils seront les premiers (et pour longtemps les seuls) à pouvoir inscrire à leur répertoire Summerspace ou Changing Steps que Merce Cunningham leur a confiés ou des pièces de Lar Lubovitch.
Le Théâtre du Silence est aussi l’une des premières compagnies françaises totalement contemporaine à se faire connaître à l’international avec des tournées de plusieurs mois par an. Si, contrairement au BTC, ils ne sont pas nommés Centre Chorégraphique National, ils en assument, en pionniers militants de la danse, les mêmes missions, à savoir création, diffusion et sensibilisation des publics.
Quelques artistes profitent également de ces opportunités, souvent pour avoir commencé, dans l'inconnu, à chercher et avoir croisé la route de quelques heureux hasards. Ce sont des parcours individuels qui, de croisements en rencontres, finirent par faire génération.
Ainsi Gigi. Né en Roumanie en 1947, Gheorge Caciuleanu (que tout le monde appelle Gigi) constitue un de ces exemples singuliers de chorégraphes par lesquels la révolution va advenir, à cette nuance près qu’il ajoute à la transgression esthétique, le grand souffle de l’histoire. Il est en effet un pur produit de ce que l’on appelle le « bloc de l’Est » pour lequel la danse est vécue comme un vecteur de grandeur. Diplômé de l’école de l’opéra de Bucarest, passé par le Bolchoï, il a cependant découvert la danse contemporaine avec Miriam Răducanu, chef de file de la danse moderne d'avant-garde en Roumanie. Etoile de l’opéra national Roumain, il remporte en 1970 le premier Prix de chorégraphie au Concours International de Varna pour Mess Around inspirée par la musique de Ray Charles et surtout, en 1971, puis 1972, le premier Prix au Concours International de Cologne et décide de rester à l’Ouest. Il va rencontrer une jeune chorégraphe allemande du nom de Philippine Bausch… Quand celle-ci créera son fameux Café Müller (1978), trois chorégraphes partagent la soirée (et le décor qui est commun) : Pina Bausch, Gérard Bohner et Gigi Caciuleanu…
Mais surtout, en 1973, il rencontre Rosella Hightower et avec l’aide de l’ancienne étoile des ballets du Marquis de Cuevas, fonde le Studio de Danse Contemporaine du Grand Théâtre de Nancy. À partir de Nancy, il multiplie les invitations, participe la fondation du festival Danse à Aix-en-Provence (en 1977), à la réorganisation des Rencontres chorégraphiques de l'abbaye des Prémontrés, à Pont-à-Mousson dont les stages sont alors très importants.
Figure tout aussi surprenante, Catherine Atlani est née le 12 mai 1946 à Alger. Quand ses parents rentrent en France, Catherine Atlani suit des études assez poussées de piano et de danse à l'école Irène Popard. A seize ans, elle choisit la danse et continue sa formation classique avec Solange Golovine qui accompagne ses premiers pas dans la création chorégraphique. Elle s'initie à la danse jazz rencontre Barbara Pearce et part aux Etats-Unis. De retour en France, elle forme sa compagnie, Les Ballets de la Cité en 1969 et s'installe en Normandie, près de Rouen pour réaliser un projet du fonds d'intervention culturel (1975-1985). La compagnie forme de nombreux danseurs. En 1985, Catherine Atlani revient à Paris et ouvre Le Café de la Danse, lieu mythique qu'elle conçoit comme un « tremplin pour la danse en train de se faire, danse/musique, danse/image ». Aucun lieu de ce type n'existait à Paris à cette date et il disparaitra sous sa forme initiale en 1990.
D’autres suivent une route plus simple, comme Quentin Rouillier, par exemple. Après avoir suivi un parcours très conventionnel de danseur "classique", et même interprète pour une création de Serge Lifar, il se retrouve de 1968 à 1971 au Ballet Théâtre Contemporain d’Amiens puis au Théâtre du Silence. Il intègre ensuite un collectif, Le Cercle, regroupé autour de Jane Honor, et en 1975 le GRTOP de Carlson. En 1977, il commence à enseigner, crée sa compagnie Moebius Danse et présente sa première chorégraphie Résonnance au théâtre du Palace. En 1979, la compagnie Moebius s’implante à Chalon-sur-Saône, crée Sortie de secours et Trajet. En 1980, il implante la compagnie Quentin Rouiller à Caen et crée Dune, adapté du roman de Frank Herbert à la Maison de la Culture d’Angers.
Avec quelques nuances, c'est également le même type d'opportunité que saisit une personnalité comme Anne-Marie Raynaud. Celle-ci est plutôt gymnaste quand elle suit un stage de technique Graham et se lance à corps perdu dans la danse. En 1967, elle crée sa première chorégraphie, Ondograph et est chargé de cours de technique du corps à l'université de Paris VII. Dès 1973, avec plusieurs autres chorégraphies à son actif, elle rejoint les Ballets de la Cité de Catherine Atlani et, un an plus tard, rencontre Carlson. Elle entre alors au GRTOP et participe aux créations de Sablier-Prison, L'or des fous, les fous d'or, X...Land, Quinine, Wind, Water, Sand. Cette même année, elle joue et chorégraphie pour le film Noria ou la vengeance de Jacques Rivette. C'est avec sa complice Odile Azagury, qu'elle fonde en 1976 Le Four Solaire, un collectif extrêmement actif. Ensemble, elles signent Collage; Nom et prénom (1976); Noir, Habit blancs, Midi noir (1977); On le raconte rue Biloko (1978); Vos rêves et les miens (1979); Casablanca; Ephémère (1980); Ereis (1981)…
D'autres parcours de cette première génération sont encore plus surprenant. C'est le cas de Michel Hallet-Eghayan. A vingt-trois ans, en 1966 il commence la danse avec Claude Decaillot, l’une des figures qui défendent, à Lyon, une danse plus libre. Trois années plus tard, c'est lui qui enseigne... Mais un choc décisif lui fait définitivement abandonner ses études : il assiste à une représentation, à l'Opéra de Paris, en 1973, de Un jour ou deux, un ballet de Cage et Cunningham. Michel Guy qui dirigeait alors le festival d’Automne avait proposé à Rolf Liebermann, juste avant que ce dernier prenne les rênes de l’Opéra, que le chorégraphe crée pour le ballet de l’illustre maison.
Cette vaste production (26 danseurs pour 90 minutes) va naître au milieu de conflits incessants, mais reçoit un accueil critique élogieux et provoque un déclic. Michel Hallet part à New York pour le Merce Cunnigham Studio. Là-bas, il suivra également l'enseignement de Margaret Craske et créera à la Danse Galery sa première chorégraphie : Premièrement. Dès son retour en 1977, il fonde sa compagnie et, fait exceptionnel et symptomatique de sa démarche, une Ecole Européenne de Danse.
Plus étonnant encore, dans cette époque de pionniers, l’aventure du Ma danse rituel qui rassemble deux figures étonnantes, le japonais Hideyuki Yano et l’afro-américaine Elsa Wolliaston. Le premier, né le 20 décembre 1953 à Tokyo, mort en 1988 à Paris est le fils d'une famille aisée japonaise et se destine d'abord à la littérature. En 1961, il part aux Etats Unis poursuivre ses études. Il s'intéresse très tôt aux formes rituelles du théâtre et crée plusieurs œuvres dans son pays natal. Mais il développe vraiment sa recherche en arrivant en France, en 1973. Yano cherche la raison profonde qui pousse à faire un geste, il explore donc ce rituel que toutes les tendances de la danse, en particulier les américains qui travaillent alors sur la danse pure, rejettent. Elsa Wolliaston est née à Sainte-Catherine (Jamaïque) en 1945.
Africaine par son père et américaine par sa mère arrive aux Etats-Unis en 1961 et suit l’enseignement de Katherine Dunham et d’Alexandra Danilova. Elle s’installe en France en 1969. Particulièrement sensibilisée à la dimension traditionnelle et magique de la danse, elle possède une présence et une force scénique hors du commun. Ces deux artistes qu’a priori tout sépare, fondent le groupe Ma (qui signifie « Espace Temps » en japonais. Ensemble ils créent des spectacles qui sont autant de cérémonies et marquent profondément. Ma Danse-rituel théâtre, compagnie importante pour la Jeune Danse Française révéle des artistes comme Mark Tompkins ou François Verret. A la mort de Yano, décédé du SIDA en 1988, Elsa Wolliaston continue ses collaborations avec les plus grands jazzmen, travaille avec des metteurs en scène (Peter Stein, Patrice Chéreau, Luc Bondy, etc.) et enseigne.
Ces parcours étonnants se croisent cependant. En particulier dans le très inconfortable Gymnase Baquet de Bagnolet où se tient un concours qui va changer l’histoire. En 1971, Catherine Atlani y est 1er Prix de compagnie, comme Gigi Caciuleanu en 1974 et la liste des lauréats vaut dictionnaire d’une génération. Mais la genèse de l’aventure illustre particulièrement bien comment la Jeune Danse s’émancipa. Jaque Chaurand était un ancien danseur de l’opéra, lesté d’une sérieuse formation classique mais particulièrement ouvert sur le monde. Il se désespère de ne pas pouvoir montrer ses expériences. Il appartient pleinement à la fameuse « génération perdue » dont parlera plus tard la critique Marcelle Michel. Mais il est aussi plein d’idéalisme et sait profiter des opportunités…
Dès 1965, l’idée d’un concours réservé aux jeunes chorégraphes naît. La première édition de ce qui s'appelle alors "Le Ballet pour demain" a lieu en 1969, malgré des conditions difficiles (presse silencieuse, Ministère de la Culture indifférent) avec cinq participants, dont le groupe de Jaque Chaurand qui remporte un prix… Dès l’origine, Bagnolet se veut un lieu d’accueil pour permettre aux jeunes danseurs de montrer leur travail : chaque candidat dispose de dix minutes pour prouver son talent et jusqu'en 1980, la catégorie "Professionnels" sera distincte des "non-professionnels", ce qui laisse à ces derniers une meilleure chance d'accéder au plateau. Ainsi Jean Pomarès, l'un des plus actifs défenseurs de Cunningham en France, est-il primé dans la seconde catégorie en 1971 pour remporter la seconde en 1973. Pendant seize ans (1969-1985), cette vitrine ouverte sur la danse permet la découverte des futures têtes de file de la jeune danse française. Au fil des années, suite au succès de cette opération, les prix se multiplient. L’une des particularités de ce concours est de ne pas obligatoirement attribuer un prix si le jury ne peut noter une œuvre de qualité prometteuse. Petit à petit, le gymnase prêté par la municipalité de Bagnolet devient un rendez-vous incontournable et le concours un révélateur : on dira Bagnolet comme s’il s’agissait d’une marque de fabrique.
La danse contemporaine occupe les marges. L’éclosion des structures d’Aix en Provence (Danse à Aix -1977) ; Avignon (Les Hivernales -1979), Lyon (Maison de la danse -1980- puis Biennale -1984-) relève du même processus. La jeune danse arrive toujours en réaction à des situations totalement bouchées.
Mais pour le moment, c'est dans une discrétion certaine que la danse contemporaine s'installe en périphérie, en banlieue au point que l’on a pu se demander si elle était communiste. En fait elle s’installe surtout dans la marge, seule place que lui laissent les institutions. C’est une situation comparable qui, dans le Val-de-Marne, permet la naissance de la Biennale de Danse.
Comme tous ceux de cette première génération, Michel Caserta, né à Alger en 1933, reçoit une formation académique, dans son cas, à l’école de danse de Casablanca. Il renforce cette formation avec Irène de Kervilly. A l’âge de 24 ans, il arrive à Paris. Il est alors engagé successivement (de 1957 à 1963) aux Ballets Basques Etorki, au Théâtre du Châtelet, au Théâtre d’essai de la danse et dans diverses compagnies. Dès la fondation de son Ensemble Chorégraphique de Vitry, Michel Caserta va mêler préoccupation pédagogique et création. C’est du naufrage économique de la compagnie que les institutions n’aidaient pas que naquit la Biennale de danse du Val-de-Marne.
Les Hivernales d’Avignon naissent grâces à une « prof » de Jeunesse et Sport, Amélie Grand, bénéficiant de la compréhension de son supérieur… Autre époque.
Mais la période est à la psychanalyse, à l’engagement politique, et digère la remise en cause sociale de mai 1968. La danse participe de tout ce mouvement, mais le fait hors de Paris et, à part Lyon, hors des grandes villes encore tenues par des ballets de forme classique. C’est de cette réalité que naît l’antagonisme profond et qui va structurer toutes les luttes de cette période entre classique et contemporain, en particulier quand les lauréats de Bagnolet vont commencer à faire bouger les lignes.
La génération Bagnolet est celle qui va faire reconnaître la Jeune Danse Française, mais n’anticipons pas trop.
Philippe Verrièle
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