Les « Monuments » 0.7 et 0.9 d’Eszter Salamon à Montpellier Danse
La peau, le genre, les origines… Quatre interprètes, vêtus de leur seule peau, ou bien mère et fille en osmose parfaite : une danse moelleuse de souvenirs moléculaires.
La peau n’a pas de genre, quoi qu’en puissent dire les experts en marketing de l’industrie cosmétique. Pour ces derniers, le plus grand de nos organes est un réceptacle de crèmes et une vitrine pour l’autoexposition. Chez Eszter Salamon, elle est au contraire « un espace de sensation, de vibration et de relation à l’autre » (1). Aussi opposés soient-ils, les deux regards se retrouvent autour de l’idée de porosité, Salamon déclarant au sujet de Monument 0.9 : Replay : « Ici, sensations et visions cohabitent à travers des actes d’infiltration et d’absorption… » La différence fondamentale entre les deux se niche dans le rapport au temps. Les crèmes sont faites pour effacer les traces laissées par les années qui passent, alors que les quatre interprètes de Salamon se connectent à un âge d’avant la genèse des vertébraux : « Imagines, tu es la mousse / … / spores sans genre… » (2)
Salamon va droit au but avec son « traité du plaisir », fût-il « nouveau » (1), comme elle le réclame. Ici la peau ne se révèle pas dans le regard mais dans le toucher. Les contacts sont doux et impliquent souvent l’intégralité des corps, presque fluides, qui flirtent avec l’abstraction et ouvrent sur des espaces intérieurs et intimes, mais aussi sur le temps immémorial (« Tu te rappelles tu étais poisson / Etendu sur la plage / Attendant que tes os se forment » (2)), d’avant la construction du genre biologique. Dans ces corps – d’abord visibles dans un extérieur savamment entretenu par la chorégraphie et ensuite dévoilés dans leurs détails – se manifeste une vision de l’humain qui dépasse la conception binaire du genre. Barbe et vulve peuvent danser ensemble sous une même peau, et dans le quatuor du Monument 0.9, la féminité peut dépasser l’opposition au masculin par le végétal. Sans Amazones ni flèches tirées, mais par une promenade dans la douceur mousseuse de « l’intimité bactérienne ». (1)
Ni dans l’apesanteur ni dans la pesanteur, ni érotisés ni désexualisés, ces corps unissent tous les possibles, sans chercher à les réaliser. Salamon songe à « un écosystème où les architectures vivantes et non vivantes, les corps organiques et inorganiques, les intensités matérielles et immatérielles coexistent pour former un monde polyphonique ».(1) L’idée de plaisir est bien là, mais avant tout dans l’idée de partage et de création commune. La nudité intégrale des interprètes (dont Ghyslaine Gau, Pol Pi et Tamar Shelef) n’y change rien. Si l’idée de plaisir physique n’est pas exclue, elle fait corps avec une vision poétique de la sexualité, qui pourrait être féminine, voire (éco-)féministe, en lien avec cet appel à la transcendance : « Tisser sa peau avec d’autres peaux / Faire naître une autre surface / Un instrument de coexistence / une extension de nos rêves communs ».(2)
Avec Replay, Salamon réinterroge Reproduction, créé il y a environ deux décennies, œuvre reprise par le Cullberg de Stockholm en 2015 et qui par son titre comme par ses gestes suggestifs, pouvait faire songer au Kama Sutra. Pour Replay, elle retire certes les vêtements, mais présente les corps telles des cellules se reproduisant de façon botanico-platonique, loin de toute idée de procréation. Par contre, sans reproduction physique, pas de duo du type M/others, où Salamon est en scène elle-même – avec sa propre maman ! Celle-ci, elle s’appelle Erzsébet Gyarmati, approche des 80 ans et est pourtant souple comme un batracien. Professeure de danse en son temps, elle étonne ici cent fois par minute, alors que la douceur et la lenteur, tout comme l’intensité de l’intimité entre les deux femmes pourraient suggérer une forme d’épuisement de l’attention du spectateur. C’est le contraire qui se produit.
Galerie photo © Laurent Philippe
Les corps des deux femmes semblent se fluidifier, dans un silence qui dure du début à la fin. Face à face et parfois corps à corps, elles semblent revivre des états d’enfance et même d’avant l’accouchement, si ce n’est ce moment-même. Le lien ombilical passe par des échanges de caresses, d’énergies, de sensations et de méditations. La proposition est radicale, authentique, bouleversante. Dans ces deux pièces, par ailleurs présentées l’une comme l’autre en quadrifrontal et dans une grande proximité avec le public, Salamon, qui a tant travaillé sur l’histoire de la danse (entre autres sur Valeska Gert (lire notre article), pose un regard sur l’histoire du genre humain comme sur sa propre histoire familiale, mais entend travailler prochainement avec d’autres couples mère-fille pour élargir cette recherche si intime et en même temps si universelle.
Thomas Hahn
42e festival Montpelier Danse
Spectacles vus les 26 juin et 2 juillet 2022
(1) Texte de présentation de la chorégraphe dans le programme de salle.
(2) Textes en voix off, en anglais, avec traduction dans le programme de salle.
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