Léo Lérus et Sharon Eyal en regard au BOnR
Sharon Eyal, on connaît ou commence à connaître. Sa pièce de 2019, The Look, typique de sa manière, entre aujourd’hui dans le répertoire du Ballet de l’Opéra national du Rhin. Léo Lérus, avec sa création, Ici, surprend et épate la galerie de la Filature pleine à craquer. Il obtient une ovation amplement méritée.
Repéré par Bruno Bouché lors de la dernière Quinzaine de la danse de Mulhouse dans une proposition de Pasquale Nocera (chargé du développement au CCN Ballet), l’auteur de Gounouj (2024), le Guadeloupéen Léo Lérus débute la soirée avec une œuvre inédite. Se dégage illico la sensation décrite dans le programme par le directeur artistique du Ballet rhinois, celle d’une « énergie contemporaine qui puise aussi dans l’éternité ». Et nous découvrons une danse inspirée par d’autres – traditionnelles et actuelles à la fois.
Ici trouve ses sources dans le Gwo-ka, genre musical et chorégraphique antillais ; dans la pratique des swaré Léwoz, des réunions d’instrumentistes appelés tambouyés et makè, de chanteurs et de danseurs ; dans le principe du bigidi jamais tombe, qui est celui de la danse debout, comme le rappelle la jolie plaquette éditée par le BOnR. Ces bases furent acquises par Léo Lérus dès sa tendre enfance. À Pointe-à-Pitre, Léna Blou, l’initia à ce qu’elle nomme la techni’ka et lui conseilla de suivre une formation professionnelle au CNSMDP. À Paris, il acquit, notamment auprès de Christine Gérard, des connaissances en danse moderne. Le caribbean swag et son travail d’interprète chez Wayne McGregor, à la Batsheva puis au sein de la troupe de Sharon Eyal lui permirent de développer sa propre signature. Celle de là-bas et d’ici. D’ici et maintenant.

À la B.O. de Denis Guivarc’h qui mixe des thèmes musicaux sous influence Malavoi ornés de notes de guitare électrique, cadencés par les frappes de tambour Ka, s’ajoutent dans cette pièce les rythmes et les changements de couleurs produits live par les danseurs au moyen de capteurs – un procédé utilisé dès les années 60 par Cage/Cunningham dans une œuvre comme Variations V (1965). Les costumes sport en coton crépi beige de Bénédicte Blaison, les lumières de Chloé Bouju, la qualité de danse des douze interprètes du Ballet contribuent à la réussite d’Ici. Dans un entretien avec Valérie Bisson, Léo Lérus détaille les composantes de son style : « Le jeu de jambes du Gwo-ka utilise tous les appuis, demi-pointe, pointe, mais aussi flex, intérieur et extérieur du pied, créant un jeu subtil d’équilibre et de déséquilibres. » Les mouvements d’ensemble des danseurs du BOnR sont fluides et la composition, limpide.
Galerie photo © Agathe Poupeney
The Look de Sharon Eyal relève du « désir de verticalité brute et absolue » évoqué par Bruno Bouché dans sa présentation. Le mot look désigne en français tantôt le regard, tantôt l’effet produit sur lui : l’apparence, l’allure, l’expression. La pièce, de ce point de vue, est élégante. Comme, du reste, toutes celles élaborées par Sharon Eyal avec Gai Behar. La musique est ici d’Ori Lichtik, collaborateur de la danseuse-chorégraphe depuis 2006. Le noir, chic par définition selon Marlene Dietrich, sied aux danseurs du Ballet alsacien convoqués pour l’occasion, de la tête aux pieds vêtus par des académiques et des chaussettes assorties à cette teinte.

Aux valeurs plastiques de la pièce s’ajoutent les traits distinctifs de la méthode Eyal : l’abstraction géométrique, la précision horlogère, les petits pas et petits gestes, les glissés de babouchkas et, également, leur contraire, les saccades, les à-coups, les hochements de tête, les changements de rythme et de direction. Autant d’allitérations gestuelles jusqu’à épuisement, le tout sur demi-pointes faute de mieux – déclinaison par les déchaux contemporains des pointes du ballet blanc, subterfuge d’élévation moins périlleux que les jetés, les assemblés et autres entrechats, n’étaient le risque de tendinites ou de crampes.
Un long moment, qui permet de tester la patience des spectateurs et d’accommoder le regard, la pièce baigne dans l’obscurité. seize danseurs en grappe, hommes et femmes confondus, uniformément habillés par Rebecca Hytting, soigneusement coiffés les cheveux plaqués et/ou retenus par un chignon, se tiennent immobiles au centre du plateau, tournant le dos au public. Le clair-obscur du cône de lumière qui leur est projeté met en valeur croupes et bas de dos, rebondis et luisants. Peu à peu, sous l’effet de la techno industrielle de Lichtik, les dormeurs debout s’éveillent. Une danseuse, plus grande que la moyenne, lève ses bras gracieusement.
Galerie photo © Agathe Poupeney
Une demi-heure durant, le ballet fait étalage de sa technique et de son art. Il s’adapte à la discipline nouvelle, aguerri au classique, au postmoderne et au contemporain, comme il nous le prouve depuis pas mal d’années déjà. Rien d’austère pourtant dans le noir et blanc, le décor dépouillé, l’écoulement implacable de la partition. Les danseurs se fondent sans se confondre dans le mouvement d’ensemble, variant subtilement les moindres gestes, occupant toute l’étendue s’offrant à eux. Envoûtant l’assistance, il ne fait pas de doute.
Nicolas Villodre
Vu le 19 septembre 2025 à la Filature de Mulhouse.
Le 26, 27 et 29 septembre 2025 à 20 h à l’Opéra de Strasbourg et le 28 à 15h au même endroit.
Du 24 avril au 4 mai au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, à Paris.
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