Le « Taranto aleatorio » de Maria del Mar Suárez et Lola Dolores
À la Biennale du Val-de-Marne, toutes sortes de flamenco sont possibles. Notamment par ces deux femmes issues du tablao traditionnel qui semblent rêver leur dialogue, brut de décoffrage, pour livrer leur version du « taranto ».
Elles sont peut-être venues pour regarder un spectacle. Lequel ? Est-ce le nôtre ? Maria del Mar Suárez et Lola Dolores prennent place sur deux chaises pliables, face public. L'une sort un sachet de grignotage, l'autre roule une clope qu'elle va bientôt commencer à fumer. Elles ne se trouvent donc pas au cinéma, ni dans une salle de théâtre, contrairement à leur public. Et il est vrai que Taranto aleatorio est un duo pour l'espace public, autant que pour la scène. Aussi peuvent-elles être deux voisines qui se retrouvent sur un banc, face à la rue, pour une conversation à travers leurs arts respectifs.
Et elles prennent leur temps. Très lentement, une vague flamenca s'empare d'elles. Lola et Maria - La Chachi - se lèvent et se mettent à bouger et à chanter. La première action andalouse est fracassante, bien plus forte qu'un coup de zapateado habituel. Plutôt une explosion, comme si elle voulait transpercer le plancher en bois installé sur le plateau de La Cabane au Théâtre Silvia Monfort.
Et petit à petit, la possibilité d’un spectacle de flamenco pointe son nez. Mais tout nous parvient par bribes, par échos. « Dans cette pièce de recherche scénique, il y a une nudité qui nous accompagne et que nous expérimentons. En respectant la structure du tablao traditionnel, nous étudions comment la rencontre entre la danse et le chant peut céder la place au hasard », écrivent les deux. Leur « nudité » est métaphorique. Et artistique.
Cependant, leur « taranto aléatoire » - le taranto étant un style flamenco originaire de la zone minière d'Almeria - se distingue du récital flamenco comme nous avons l’habitude de le rencontrer. Ici, pas de musicien, ce qui est l’une des caractéristiques du taranto. Et surtout, alors qu'elles restituent parfaitement le caractère brut du taranto, une ambiance drôlement intimiste.
On a l’habitude qu’en flamenco, danseurs et musiciens entraînent le public dans leurs énergies contagieuses. Ce n’est pas ce que semblent chercher Dolores et La Chachi qui créent plutôt un effet de quatrième mur, une distanciation presque brechtienne. Et c’est ce qui fait la particularité de leur Taranto aleatorio, tout en s’inspirant du tablao traditionnel. Elles dansent – en effet la chanteuse Dolores aussi fait trembler et résonner le plancher alors qu'elle ne porte que des baskets – dans un carré démarqué par un scotch rouge, comme dans un espace mental intérieur. Leur expérimentation leur appartient.
La Chachi peut se figer et bouger tel un automate ou dessiner un braceo tout aérien. Dolores semble parfois s'évader du registre flamenco pour aller vers des territoires plutôt grecs. Elles portent des vêtements de sport et restent, en quelque sorte, les spectatrices d'un spectacle imaginaire, comme si elles étaient toujours assises face à la salle. Ce duo, est-il leur songe ? A qui La Chachi adresse-t-elle sa danse? Est-ce à elle-même? Dolores adresse son chant à la danseuse. Mais elle...?
A la fin, elles retournent sur leurs chaises. Le spectacle peut commencer. Ou bien leur papotage se terminer. Parlent-elles en éructant, comme on danse le taranto ? Ancré dans la tradition, le flamenco a ici trouvé une facette de plus, une façon de s'emparer de son patrimoine pour l'amener sur de nouvelles voies, ouvertes par Rocio Molina, entre autres. Sans parler de Carmen Amaya. Avec La Chachi et la Dolores, de nouvelles libertés formelles et féminines se dessinent, à partir de leur for intérieur.
Thomas Hahn
Vu le 22 mars 2025 au Théâtre Sylvia Monfort dans le cadre de la Biennale de Danse du Val-de-Marne
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