Tero Saarinen et la Boston Camerata : « Borrowed Light »
Reprise vingt ans après d’une œuvre magnifique, Borrowed Light devenu un classique incontournable de la danse contemporaine finlandaise, était donnée à La Filature de Mulhouse dans le cadre de la Quinzaine de la Danse.
Borrowed Light s’inspire des danses et chants des Shakers, une communauté religieuse des XVIIIe et XIXe siècles, aux valeurs communautaires fortes, pratiquant l’égalité et la chasteté, ayant pour particularité de danser et chanter jusqu’à la transe en se « secouant » (to shake) et d’avoir une esthétique très épurée [lire notre entretien]. Avant de créer cette pièce en 2004, Tero Saarinen visite, en compagnie de Joël Cohen, directeur de la Boston Camerata qu’il a fondée avec Anne Azéma, la communauté de Sabbathday Lake pour rencontrer les quatre derniers Shakers encore en vie. Ainsi naît Borrowed Light, qui, après vingt ans d’existence est devenue un classique, voire une œuvre mythique.
Le plateau est baigné d’une ombre épaisse où affleurent quelques lueurs. Aube ou crépuscule ? Optons pour le petit matin. Une femme apparaît alors, elle ouvre ses bras comme on respire, un oiseau de nuit qui redéfinit l’espace du ciel dans un seul battement d’aile. Sa gestuelle ample, en large pliés et étirements des bras, introduit bientôt des frappes comme pour réveiller le monde endormi, et les sept autres danseurs et danseuses assis sur les côtés la rejoigne, tandis que s’élève les chants a cappella des Shakers portés par les huit chanteurs et chanteuses de la Boston Camerata dont son actuelle directrice artistique, Anne Azéma. L’ouverture est grandiose. La suite ne l’est pas moins.
Le jour se lève alors sur ce monde disparu, ou en train de disparaître, comme le supposent les ombres qui s’allongent sur le sol donnant comme une seconde lecture du mouvement qui se danse dans la réalité. Aux pas très rythmés des hommes, correspondent les gestes plus retenus des femmes, avant de se déployer dans l’étendue de la scène comme un paysage un peu austère, avec des frappes des mains et des pieds qui scandent, de leurs grosses chaussures, toute cette séquence. Mais dès qu’ils dansent ensemble une spiritualité indéniable apparaît dans leurs tours et leurs rondes, avec quelque chose d’ancestral, de très terrien, qui évoque tout aussi bien ces communautés religieuses des pionniers américains, que les paysans du Nord de l’Europe (il suffit de voir ceux représentés par Mats Ek dans sa Giselle) mais peut aussi bien convoquer les tournoiements des Derviches, ou de rites encore plus anciens. Tero Saarinen a adapté avec finesse la gestuelle originale des Shakers pour en faire une vraie chorégraphie tout en nuances, passant d’unissons impressionnants à un contrepoint où les huit interprètes dansent chacun leur partie d’une façon totalement fluide.
D’une simplicité élégante, grâce aux magnifiques costumes dessinés par Erika Turunen, qui s’inspirent tout autant du folklore que des Shakers avec une touche très « couture », mêlant à une laine rustique, les transparences de la dentelle pour les femmes, à la légèreté de grands manteaux pour les hommes, les danseurs et danseuses semblent tourbillonner pour l’éternité. Les tournoiements et balancements, les sauts et les trépignements sur les chants émotionnellement intenses, ou d’une sérénité absolue des huit chanteurs et chanteuses de la Boston Camerata nous emportent ailleurs. Tout comme la scénographie et les superbes écclairages de Mikki Kunttu qui nous transportent au cœur de cette communauté, qui avait inventé les fenêtres intérieures pour laisser la lumière inonder les appartements et se pencher plus facilement sur son travail. Dans Borrowed Light, les éclairages sont un partenaire à part entière.
Les faisceaux latéraux, la façon de creuser la pénombre, d’éclairer tout en laissant des zones d’ombre épaisse, de délimiter des lignes, des diagonales, ajoute à l’atmosphère générale. Par exemple, au moment où un projecteur jaune donne une couleur ténébreuse, proche de celle du Philosophe en méditation de Rembrandt, à un solo dans lequel un homme combat ses fantômes, ou ses démons, ou peut-être son Ange, tel Jacob en proie à de mystérieuses forces. Cette chorégraphie, très écrite, très inspirée, très spirituelle démarrant dans le silence avant d’entendre un chanteur proférer « I have a soul to be saved » est presque miraculeuse tant elle est expressive sans être bavarde, fouillant chaque détail du corps, tant l’agitation des mains que le posé du pied, que ses cambrés qui indiquent une contradiction dans les sentiments. C’est le pendant d’un autre solo, celui d’une femme, très lent, sur le « It’s a gift to be simple, it’s a gift to be free » chanté par une femme où la lumière caresse littéralement les mains et le visage de la danseuse qui s’éploie en torsions méditatives, où s’insinuent à force égale l’élan de la foi et la puissance du doute, dans cette séquence de solitude presque pascalienne.
Ce solo sert aussi d’introduction à un duo masculin où le désir de l’un est contrarié par l’autre (les Shakers ayant fait vœu de chasteté). Une sorte de fresque, le groupe de dos se tenant les épaules dont l’ombre projetée dit la force et la cohésion de la communauté. Mais entre ces passages très marqués, et très repérables, la pièce et la musique est plutôt joyeuses, faisant appel à des courses enfantines, de processions très pulsées, de voltes qui ressemblent à des danses et chants de travail. Plus la pièce avance, plus les mouvements se désarticulent, se désagrègent sous l’effet d’une ivresse métaphysique ou d’une transe qui frise la violence, et où l’écriture est de plus en plus déstructurée.
La performance de cette chorégraphie qui n’a pas pris une ride est d’exprimer, par les seules inflexions chorégraphiques, toute l’ambiguïté des Shakers mais aussi de toute communauté constituée. Certes, celle-ci vous soutient, car vous faites partie de la communauté. Mais celle-ci vous écrase, car vous faites partie de la communauté. La pièce se finit avec la même femme qu’au début, face à Anne Azéma, qui termine cette journée comme elle l’a commencée… Ou bien clôt la pièce comme si elle allait immédiatement recommencer au début.
Aujourd’hui, où les temps sont bien obscurs, Borrowed Light semble très actuelle, non seulement dans les significations multiples que suggère son titre, mais aussi par les questions que l’œuvre soulève. Notamment dans une époque où la post-vérité triomphe, comment croire encore à/en quelque chose ? « Le propos de la création n’est pas le Shakerisme, indique Tero Saarinen, mais plutôt la communauté et la dévotion. Pour moi, la nature d’un engagement – qu’il soit reliieux, artistique ou politique – est fondamentalement la même »
Agnès Izrine
Le 8 mars 2025, La Filature, Mulhouse. Dans le cadre de la Quinzaine de la Danse.
Distribution
chorégraphie Tero Saarinen avec huit danseur·euses de la Tero Saarinen Company Elina Häyrynen, Annika Hyvärinen, Oskari Kymäläinen, Mikko Lampinen, Minttu Myräkkä, Emmi Pennanen, David Scarantino, JingYi Wang (doublures : Mikko Makkonen, Anette Toiviainen) et huit chanteur·euses de la Boston Camerata Anne Azéma, Colin Balzer, Daniel Hershey, Joel Frederiksen, Ryan Lustgarten, Makayla McDonald, Camila Parias, Emily Marvosh édition et arrangements de la musique originale des Shakers Joel Cohen, SACEM direction musicale Anne Azéma scénographie, lumière Mikki Kunttu création costumes Erika Turunen création sonore Heikki Iso-Ahola direction des répétitions Henrikki Heikkilä, Annika Hyvärinen.
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