Le « Hip Hop Opening » de Suresnes Cités Danse #30
Dix danseurs, un DJ, quatre lustres et un buffet : La fête des 30 ans pouvait commencer…
Il y a trente ans, Suresnes Cités Danse avait commencé par la fête. Olivier Meyer le rappelle dans notre entretien [lire notre article] et l’a également souligné dans son discours d’ouverture, avant le lever de rideau pour la première de Hip Hop Opening. L’ambiance étant sobre, pandémie oblige, l’allocution l’était aussi, l’homme étant un professionnel qui trouve toujours le ton approprié, rappelant la première édition, en 1993 avec Doug Elkins, légende du Bronx en danses urbaines, et de la suivante, avec Kader Attou et Mourad Merzouki sur le plateau. En trente ans, en effet, la danse hip hop a évolué plus que tout autre univers chorégraphique. Et le public a évolué tout autant. Si bien que cette culture partie des ghettos américains, et ensuite des banlieues françaises, pourrait enseigner à tous la façon de maintenir un dialogue entre les univers les plus divers d’une société qui vole en éclats.
Galerie photo © Laurent Philippe
Une histoire du hip hop
Quelle ironie de l’histoire ! On se souvient des tensions dans la salle quand une fille osait breaker en talons aiguilles, des baskets jetés en direction du plateau, des b-boys dansant après le spectacle, des divisions dans la salle entre les supporters placés en haut et le public s’embourgeoisant progressivement, sur les sièges plus près du plateau. Suresnes Cités Danse se déroulant en hiver, on se pinça un jour en apercevant les premiers manteaux de fourrure dans la salle… Et la danse aussi changea, les barrières entre les milieux artistiques tombèrent les unes après les autres, le festival à Suresnes devenant, petit à petit, une locomotive du rapprochement. La longévité de l’aventure Suresnes Cités Danse est exemplaire pour souligner l’importance fondamentale de la création et d’une politique culturelle offrant à tous, la possibilité de partager une passion.
Si on ne va pas jusqu’à dire que cette évolution n’aurait pas eu lieu sans le festival de Suresnes, il est certain qu’elle se serait déroulée autrement, et pas à la même vitesse ni avec la même ampleur. Il y a donc des raisons de faire la fête. Et au moment de commander la chorégraphie deHip Hop Opening à Bouside Ait Atmane et Saïdo Lehlouh, deux des sept membres du collectif Fair-E (sans compter le très regretté Ousmane Sy) qui dirige le CCN de Rennes et de Bretagne, Olivier Meyer pouvait bien imaginer et espérer, comme nous tous, que l’empreinte du vilain virus aurait atteint un niveau suffisamment discret pour que la fête puisse avoir lieu. Or, il n’en est toujours rien. La création d’ouverture des trente ans, une pièce pour dix interprètes, se fait le reflet de cette situation kafkaïenne.
Galerie photo © Laurent Philippe
Cherchez la fête !
Pour l’ouverture de cette édition historique, Bouside Ait Atmane et Saïdo Lehlouh ont imaginé… une fête ! Ils nous l’annoncent d’abord par un lustre posé au sol, en avant-scène, devant le rideau fermé, quand Cjm’s, chanteur à la voix magnifique, entre dans la salle par le côté et entonne une introduction en soul (« you invite me… ») qui met l’eau à la bouche. Et le rideau s’ouvre sur un buffet dressé sur une énorme table – surplombée de trois autres lustres – derrière laquelle se tient l’indispensable serveur qui cependant ne sert pas de boissons mais de la musique. DJ Sam One est d’une élégance parfaite, comme tous les danseurs, ici sapés comme on en rêve chez les ambianceurs de Kinshasa. Mais cette fête est givrée, ultra-parisienne, aux antipodes de l’ambiance bouillonnante qu’Olivier Meyer rappela avec chaleur avant le lever de rideau. Une soirée chic où on va pour se montrer et où il en faut beaucoup pour briser la glace et entrer en contact avec les autres invités.
Certes, on y danse aussi, de temps en temps. Et bien sûr qu’il serait inutile de tomber dans une surenchère festive qui confirmerait des imaginaires stéréotypes. Mais Hip Hop Opening sert la danse sous forme de petits fours qu’on déguste à froid. Chaque geste est ciselé, maîtrisé jusqu’au bout, contrôlé, brillant mais nettoyé. Plusieurs tas de couleurs sur le buffet dégagent une chaleur visuelle tropicale. Ce sont des fruits, et surtout des oranges, dont on se demande ce qu’en aurait fait une Robyn Orlin et dans quel état on aurait retrouvé le plateau à la fin. Mais le rideau se ferme sans que nous ayons vu se développer une intrigue telle que des compagnies comme Pyramide nous l’auraient sans doute fait suivre.
Galerie photo © Laurent Philippe
Fêter l’ouverture par la sape
Bouside Ait Atmane et Saïdo Lehlouh prennent ici le parti d’une party qui pourrait commencer à mousser après la fermeture du rideau. Juste avant la fin, un trio féminin fulgurant à la gestuelle explosive et pourtant calibrée au millimètre près avait produit un dernier point d’orgue. Ces instants de grâce existent, ils fusent sans crier gare, occasionnellement, au cours d’une longue traversée d’une soirée où de temps à autre le public déguste une gorgée d’un délicieux élixir de danse et de chant, de ralentis somptueux comme pour partir dans un rêve, de popping et d’autres prouesses sur fond de bruit de voix, de verres et d’assiettes. Mais cette fête-là est purement acoustique, elle a lieu ailleurs, dans une autre salle ou dans la mémoire des invités. Dans leurs propres conversations, ils n’hésitent pas à ironiser sur l’aspect clean de leur présence et « ces danseurs sapés qui ne font pas un seul jogging dans la journée ».
C’est donc un désir de fête qui est mis en scène, où notre désir rejoint le leur, désir de faire la fête sans distanciation physique imposée par la pandémie, de faire la fête tout court, la célébration étant empêchée dans tous les théâtres par un variant qui est, lui, en ébullition. Avec trente ans de Suresnes Cités Danse au compteur, le hip hop a pourtant toutes les raisons d’être en fête, en Salle Jean Vilar qui plus est, où on a vu s’écrire l’histoire des danses urbaines, éclore leur diversité, surgir leur maturité artistique. Leur ouverture. Hip Hop Opening donc, où on célèbre autant le fait que le hip hop a réussi son entrée en dialogue avec la scène chorégraphique que son implantation au cœur du paysage. Il en est même devenu l’engrais qui l’a fertilisé. Et il récupère ici les codes de l’establishment, mais sans les détourner au point de marquer un coup. Il y a trente ans, la fête faisait rage sans demander à être organisée ni mise en scène…
Thomas Hahn
Vu le 7 janvier 2022, Salle Jean Vilar
Hip Hop Opening
Chorégraphie : Saïdo Lehlouh, Bouside Ait Atmane
Avec : Karim Ahansal dit « Pépito », Judicaël Charlyngan Mathurine dit « Cjm’s », Maryne Esteban dite « Reverse », Nelson Ewande, Chris Fargeot, Brieuc Le Gall, Sarah Naït Hamoud, Patrick Pires dit « P.Lock », Oumou Sy, Jimmy Yudat
Musique et arrangements : Sam One DJ
Lumières : Guillaume Bonneau
Costumes : Alexandra Langlois
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