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Le « Gathering » en exil de Samar Haddad King

Les oranges ! Pour les Palestiniens, elles semblent avoir un goût de madeleines de Proust. Samar Haddad King organise autour d’elles un théâtre populaire, chorégraphique, acrobatique, chanté et conté. Et le public, déchaussé, est invité à participer en dansant le dabké. Le Festival des Arts de Bordeaux a présenté ce théâtre véritablement populaire en première européenne et l’envoie en tournée dans la région, dans le cadre d’une coopération entre les huit Scènes nationales de Nouvelle-Aquitaine.

Avant d’entrer, tout le monde range ses chaussures dans un sachet en papier kraft. Un mariage palestinien, ça se fête pieds nus, nous dit-on. Au Théâtre National Boreaux Aquitaine on garda tout de même les chaussettes. Quand un couple se marie en Palestine, tout le village est de la fête, et même les villages voisins, expliquent les hôtes qui invitent à entrer dans la salle où le public prend place, quasiment en cercle. Et certains spectateurs vont très concrètement faire partie de la cérémonie, le théâtre se laissant traverser par une idée de salle des fêtes.

Mais quelque chose ne tourne pas rond, alors que les interprètes et certains spectateurs dansent une ronde autour d’un énorme tas d’oranges. Où sont les musiciens ? On chante : « We’ll sing and dance for ever and a day ». Vieille rengaine d’une Amérique en fête. Mais ces chants sont-ils vraiment joyeux? Arrive le dabké qui dessine ses spirales en réunissant artistes et spectateurs, voire tout le village, jusque dans les collines des gradins où l’on se met à taper des mains. Ce fut peut-être le seul moment d’innocence festive.

Car on entend ensuite Les Quatre Saisons  de Vivaldi, et plus rien n’est comme avant. Une procession se forme, portant une blessée, peut-être même sorite de quelques décombres. On forme un tas, où les corps s’empilent telles des oranges. Une chanson irlandaise répond soudainement aux Quatre Saisons, dessinant les déchirements de celles et ceux qui cherchent leurs territoires perdus, en errance, « year after year, land after land », et pose la question : « Comment dire adieu ? » Et nous de se demander comment on peut se marier au cœur de la tragédie…

Galerie photo © Pierre Planchenault

Une conteuse livre l’histoire d’une femme du mariage à la mort, où l’existence rime avec souffrance. « La vie pourrait commencer maintenant », donc avec le mariage. Mais une vie de mariés contient sa part universelle et même ce couple palestinien qui nous est conté connaît sa scène de ménage et passe par la question : « Comment en sommes-nous arrivés là ? » Une échelle, censée mener au ciel, se renverse et la mariée, qui continue d’avancer, y trouve plutôt un chemin de croix. Les oranges se dispersent, tombent des cintres, se retrouvent au centre… Pour les Palestiniens, les oranges étaient une source de revenus indispensable. Puis, après l’expulsion de la fin des années 1940, la Nakba, elles se sont transformées en symbole nostalgique des idylles agricoles perdues.

La danse-théâtre de Gathering  se mesure à cette échelle-là. Il prend le goût et la couleur des oranges perdues. Ce théâtre-là est acrobatique, chorégraphique, chanté, conté… On est quelque part dans les années 1980, avec les troupes itinérantes européennes et même américaines, qui jouaient dans les salles autant que sur la place publique. Ce théâtre-là est un arte povera, dans la simplicité nécessaire au déplacement à travers les cinq cent villages perdus. Gathering  ne lance pas de débat autour des responsabilités historiques. C’est un théâtre itinérant dont la forme porte en son sein la double douleur d’un exile, par le déplacement et par le temps, un théâtre tel qu’il aurait pu se jouer dans les villages s’ils existaient encore. Mais il entame une tournée en Nouvelle Aquitaine, comme s’il passait par les villages de là-bas.

Samar Haddad King crée donc un théâtre paradoxal, dans sa relation à la joie et la tragédie. Dans Losing it, création commune avec Samaa Wakim [lire notre critique], le bruit de la guerre était omniprésent, devenant le sujet même de leur duo entre danse et création sonore. Mais dans les quelques ouvertures de la terreur se glissaient la joie de vivre, la résilience, la force de la vie, des enfants qui dansent le hip hop entre les ruines à Gaza. Dans Gathering, le rapport s’inverse. La tragédie transperce la fête. Ensemble, les deux spectacles annoncent que côté palestinien, l’un ne peut exister sans l’autre.

Thomas Hahn

Festival des Arts de Bordeaux, le 8 octobre 2025, Théâtre National de Bordeaux Aquitaine

Conception, texte, musique originale et direction : Samar Haddad King

Créé par : Yaa Samar! Dance Theatre 
Avec : Samaa Wakim, Mehdi Dahkan, Adan Azzam, Nadim Bahsoun, Charles Brecard, Dounia Dolbec, Yukari Osaka, Zoé Rabinowitz, Arzu Salman, Natalie Salsa, Yousef Sbieh, Enrico Dau Yang Wey, Ash Winkfield, Mohammed Fouad en doublure

Chorégraphie : Samar Haddad King en collaboration avec les performers
Dramaturgie : Enrico Dau Yang Wey
Assistante à la mise en scène : Stéphanie Sutherland
Direction des répétitions : Zoé Rabinowitz
Création lumières : Muaz Aljubeh
Musique : Vivaldi Les Quatre Saisons recomposées par Max Richter
Création costumes et décor : Nancy Mkaabal

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