Samaa Wakim et Samar Haddad King : « Losing it »
Retour de Faits d’Hiver au Théâtre de la Bastille, pour une poignante excursion en Palestine. Corps, sons et résilience.
Après les Histoires (dé)coloniales de Betty Tchomanga, le Théâtre de la Bastille et Faits d’Hiver présentent les artistes palestiniennes Samaa Wakim et Samar Haddad King dans Losing it, un duo danse/création sonore qui offre quelques impressions du quotidien dans les territoires palestiniens face à la puissance israélienne. Voilà qui est poignant et efficace, se déclinant sous l’adage qui veut que « grandir en zone de guerre, c’est vivre avec un corps qui a intégré la peur et le traumatisme ». Incontestablement, au cœur d’une édition consacrée à la mémoire, les fées d’hiver qui s’arrêtent rue de la Roquette portent la conscience politique du festival.
Mais quand la danse aborde des thèmes touchant aux rapports de pouvoir entre colonisateurs et colonisés, de guerre et de déplacements, elle se tourne souvent vers la parole, comme dans les Histoires (dé)coloniales. Wakim aussi dit avoir écrit beaucoup de textes pour ce qui est sa première création dont elle signe seule la chorégraphie. Mais Losing it est né sous l’égide du festival Theaterformen d’Hanovre. « Et la directrice m’a conseillé de seulement danser mes histoires », dit Wakim. Elle avait sans doute raison de demander à la danseuse de faire confiance à son corps. Wakim vit et incarne les situations, sensations et sentiments du quotidien avec l’intensité et la véracité du vécu.
L’agrès-frontière
Une sangle verte, tendue en diagonale, découpe l’espace telle une frontière. Elle sert de démarcation et d’agrès à la danseuse qui en fait le témoin de sa quête d’équilibre et de légèreté. Le ventre en appui sur la corde, Wakim court à l’horizontale, se transforme en funambule, passe par-dessus ou par-dessous, s’y oriente pour ne pas se perdre dans un paysage qu’on sent particulièrement instable. Le seul moment de parole est un compte à rebours, de trente en direction du zéro, toujours recommencé sans jamais arriver au bout, comme dans un cauchemar beckettien. Mais la réalité est une sorte de loterie cruelle, la demi-minute étant le temps accordé par l’armée israélienne aux habitants pour quitter leur domicile si leur immeuble est choisi pour être bombardé.
Si parfois un état de corps et un geste infime suffisent à Samaa pour donner vie à ces réalités, l’espace est traversé par les sons de la DJ et artiste vocale qui, dans sa cabine, surplombe la scène, comme si elle conduisait les camions. « D’habitude, Samar est sur le plateau avec moi, mais au Théâtre de la Bastille, nous avons trouvé cette solution », dit Samaa. Samar Haddad King collecte des sons depuis qu’elle avait neuf ans. L’épique concert de klaxons enregistré à un checkpoint est l’un des readymade les plus impressionnants qu’elle a choisis pour Losing it et les documents sonores se mêlent aux sons produits en live, au micro. Le sifflement des roquettes, les bombes et autres hélicoptères font partie du paysage sonore qui traverse les corps et la vie des habitants de ces zones.
Galerie photo © Mohab Mohammed
Fureur et autodérision
Mais on y vit aussi, et Samar Haddad King offre à la danseuse quelques plages de musique contemporaine entre hip hop et techno aux sonorités arabes, où Wakim aussi se met à chanter, tantôt joyeusement, tantôt pour évacuer des états de choc. « On me demande souvent pourquoi je ne quitte pas ces territoires pour vivre dans un endroit plus confortable, en Europe ou ailleurs », dit Samar. Mais c’est justement la résilience des Palestiniens qui la retient : « Tu vois les gens s'amuser, essayer de faire rire les enfants, faire les clowns, danser… Ou bien tu tombes sur une vidéo de Gaza sous des bombes et des enfants qui essayent de créer une chorégraphie hip hop. C'est la force de notre peuple, d'avoir ce sens de la communauté et dans Losing it, vous entendez donc aussi les sons de notre culture, les sons qui nous réconfortent et les choses qui nous soutiennent. »
Losing it est une expression qui signifie perdre la raison, devenir fou. Mais le titre originel, en arabe, est selon les artistes tout simplement le juron le plus commun de l’humanité, un grand M… Et donc une façon d’exprimer autant de fureur et de désespoir que d’autodérision. On peut en effet devenir fou dans une situation aussi violente, à laquelle s’ajoute la schizophrénie administrative qui veut que pour ces deux artistes palestiniennes, la possibilité de jouer leurs créations à l’international dépend de leurs passeports qui sont, eux, israéliens ! Ce qui ne sera pas sans lien avec l’affirmation de Wakim : « Nous ne sommes pas autorisées à dire beaucoup de choses et nous sommes très bonnes en matière d’autocensure. » Mais elles savent parfaitement nous parler de la vie menacée au jour le jour et Losing it s’inscrit parfaitement dans une histoire du théâtre qui contourne toutes formes de censure.
Thomas Hahn
Vu le 7 février 2025 au Théâtre de la Bastille, Paris dans le cadre du Festival Faits d’hiver
Jusqu’au 12 février
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