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« Jiddu » de Marco Berrettini au Théatre de l'Orangerie (Genève)

Avec Jiddu, Marco Berrettini fait de la ronde bavaroise et des danses en cercle traditionnelles grecques, italiennes et tchétchènes un laboratoire fragile du collectif.

Ils entrent comme sortis d’une carte postale : culottes bavaroises, chaussettes blanches serrant les mollets, sérieux impassible. On sent déjà que chez le chorégraphe, rien n’est jamais stable : le folklore est un terrain d’expérimentation où le cercle, censé unir, devient le lieu du conflit. Derrière une colonne sonore allant de Bach à Pink Floyd et Daft Punk, se déplie une méditation sur l’identification, la dissidence et la possibilité — ou l’impossibilité — de danser ensemble.

Le titre même de la pièce révèle ses enjeux philosophiques. En rendant hommage au penseur indien Jiddu Krishnamurti, l’artiste convoque la célèbre déclaration du philosophe : « La vérité est un pays sans chemin. Nous cherchons toujours à jeter un pont entre ce qui est et ce qui devrait être ; et par là donnons naissance à un état de contradiction et de conflit où se perdent toutes les énergies. » Cette référence éclaire la démarche : la ronde représenterait non seulement un espace de transcendance commune, mais aussi, dans sa circularité même, un cercle vicieux générateur de nouveaux conflits.

Le point de départ narratif est simple : une troupe folklorique bavaroise en mal de succès décide de « voler » des danses ailleurs pour survivre. Alors le traditionnel Schuhplattler se mêle à des flexions soufies, la ronde tchétchène surgit un brin soufie groovy funky, la transe sacrée de Gurdjieff réapparaît, recomposée sur une musique d’Alice Coltrane. Les danseurs s’approprient ces codes avec un mélange d’ironie et de ferveur, oscillant entre fidélité et trahison.

Le chorégraphe dit avoir été fasciné par ces danses qui exigent une confiance absolue dans la personne en face de soi, une vibration qui fait tomber chaque pied au même endroit sans calcul. Une transe collective qui séduit… et inquiète. Car même cette tentative de communion sacrée finit par échouer. Le cercle, décidément, ne tient jamais tout à fait.

Chainage corporel

En projection vidéo sur le tapis de danse blanc miroitant, s’animent des fragments colorés de cercles dans le sillage graphique direct du blockbuster fantastique Tron, admiré par le chorégraphe. Au final, les courbes dessineront une cible. Un choix scénographique épuré qui scande rythmiquement l’espace à plusieurs occurrences.

Dès les premiers instants, les corps apparaissent comme « enchaînés » : la ronde se forme dans une tension consumée, presque épuisée. Quand Kevin Fay, déboule avec ce « NEIN » rageur plaqué sur sa poitrine, on devine que le cercle n’est pas un refuge mais une prison. Le vêtement circule ensuite de torse en torse, comme si la négation devenait un malaise collectif partagé. La négation pourrait se renverser en un « JA», mais la nuance a disparu. À l’ère d’un conflit majeur, destructeur et mortifère en Europe et une décennie après l’humiliation du gouvernement de gauche radicale d'Aléxis Tsípras par la troïka européenne, humiliation évoquée par un dialogue repris du film de Costa-Gavras, Adults in the Room, nous voilà précipités dans l’ère du binaire : pour ou contre, dedans ou dehors. L’opus la radicalisation binaire qui traverse notre époque : tout est « oui » ou « non », féminisme, guerre, identités. Marco Berrettini répond par la danse, par une circulation du signe qui refuse la crispation et réintroduit du trouble.

Ronde leitmotiv

Marco Berrettini le dit lui-même : tout est parti de là, du cercle, de cette figure qui revient sans cesse dans son enfance et dans nos fêtes collectives. Pourquoi danser en cercle paraît-il si naturel, presque sacré ? Pourquoi les gens, une fois pris dans le tourbillon, peinent-ils à en sortir ? L’artiste interroge cette fascination autant qu’il la détourne. Il y a toujours cet art du pas de côté pareil à un ostinato mis en boucle sérielle. Littéralement, un mouvement horloger fluide des jambes, à droite puis à gauche.

On se souvient ainsi du duo iFeel 2 (2010), où le corps devient moteur d’un balancement incessant, les jambes posées en compas sur un rythme binaire. Ceci pour mesurer et arpenter le monde, en écho au groove qui traverse l’histoire personnelle du chorégraphe depuis ses débuts de Champion disco en Allemagne à la fin des années 70. Même mouvement repris en frise de danseurs au gré de Songlines, pièce créée pour le Ballet de Lorraine en 2023. Il y a dans Jiddu comme dans Songlines une manière délicate de faire danser l’empreinte — comme si chaque pas convoquait un récit déjà inscrit dans le sol. Marco Berrettini façonne ici une géographie sensible du mouvement : lente, parfois suspendue, traversée de gestes qui semblent à la fois archaïques et très actuels. On ne regarde pas seulement des corps danser ; on assiste à une traversée, presque à un rituel.

Sur scène, la ronde de Jiddu s’altère épisodiquement : les danseurs y entrent et en sortent, happés par des disputes en bavarois aussitôt traduites, par des titubations, des sacrifices, des chutes. L’harmonie ne dure jamais : l’individu résiste, proteste, rêve ailleurs. Quand Emma Terno, bras en croix, initie une danse lente et sémaphorique, on lit dans ses gestes l’attente de l’autre, le suspens du contact, la promesse fragile qu’un seul bras tendu peut rétablir le cercle. Ce moment suspendu agit comme une respiration communautaire.

Humour et mélancolie

La pièce pourrait être parfois étouffante si elle n’était traversée de burlesque. Tristan Ihne initie un discours marxien inspiré du philosophe étasunien Richard D. Wolff mettant en avant la théorie de la valeur-travail de Marx, soulignant que le surplus généré par les travailleurs (la « plus-value ») est approprié par une minorité, ce qui constitue une forme d’exploitation. La Fanfare du Loup, couvre vite d’un raz-de-marée cuivré les mots de ce monologue fidèle à l’esprit performatif de son auteur. La critique sociale est-elle toujours vouée à être noyée dans le vacarme du monde ?

Et pourtant, derrière l’absurde, une mélancolie sourd. Comme si chaque éclat de rire contenait déjà sa chute, comme si la ronde, une fois la musique éteinte, laissait apparaître son vide. C’est ce mélange d’humour et de gravité qui fait la singularité de Jiddu.

Monde qui déborde

Quand la troupe revient, ce n’est plus elle. Les danseurs, masqués, jouent avec des objets gonflables d’Oktoberfest. Les bretzels géants en bouées portées, les chopes de bière gonflables, les masques grotesques composé d’une sorte de dé à coudre géant piqué de deux ovales noire, les mains gantées à la Mickey, font basculer la kermesse en étrangeté. Une diagonale entasse ce merchandising de Fête de  la bière, vite parcourue à pas comptés par un danseur. Le cercle a perdu son aura, il ne reste qu’une farce dépressive, laïcisée, grotesque. Comme si, après une grande interruption où le plateau est déserté, l’espoir d’un collectif authentique n’était plus possible.

Cette pièce tient aussi à la qualité des interprètes. Complice au long cours, Sébastien Chatellier, avec son humour froid et sa distance ironique, réussit à incarner à la fois une grâce racée et la dérision, comme s’il se protégeait du collectif par une mise à distance salutaire. Manuella Renard, elle, frappe par sa musicalité immédiate : quel que soit le morceau, jazz, pop ou classique, son corps trouve d’emblée la pulsation juste. Emma Terno, dont l’opus découvre ici le potentiel expressif, passe avec aisance d’un langage corporel à un autre, de l’abstrait graphique au burlesque stylisé, de ses mains qui pianotent dans le vide, étant moins adepte de Katak que de piano. À leurs côtés, Kevin Fay et Tristan Ihne apportent des contrepoints essentiels : l’un par sa rébellion enfantine, l’autre par sa colère politique. Tous ensemble, ils composent une ronde où chaque singularité résiste à l’absorption totale.

Dramaturgie musicale

La musique n’est pas un accompagnement, elle est l’ossature invisible de Jiddu. Elle fonctionne comme une dramaturgie parallèle qui fait glisser le spectateur d’un état à l’autre. L’ouverture sur Chains signée William S. Fischer est limpide : tout commence dans l’enfermement. Les corps sont enchaînés à leur condition, pris dans un cercle déjà clos. Puis l’hypnotique Walking in the Rain signé Flash and the Pan impose sa pulsation nocturne, une pluie fine qui soutient un sirtaki ralenti. Le groupe tente une réconciliation par la danse, mais cette tentative joyeuse tourne vite au vertige : les corps ralentissent, se figent presque, comme si la musique les aspirait dans une méditation dépressive.

Plus tard, la compositrice jazz spirituelle américaine Alice Coltrane porte la tentative la plus mystique de faire tenir le cercle. La transe tchétchène et les figures inspirées de Gurdjieff y trouvent un écrin hypnotique. Mais au moment même où l’on croit le groupe enfin rassemblé, Moondog surgit avec son ironique Do Your Thing, qui prêche l’individualisme : la communion vole en éclats.

La valse vertigineuse de Bernard Herrmann (Vertigo d’Hitchcock) accompagne une séquence où les danseurs perdent littéralement l’équilibre. La référence cinématographique accentue l’impression de désorientation, comme si le cercle ne tournait plus sur lui-même mais aspirait les corps dans une spirale d’angoisse. Puis Brad Mehldau introduit une respiration subtile : sa musicalité claire permet de parler et danser sans se heurter. Or cette parenthèse de fluidité n’est qu’un contretemps : elle prépare la chute finale.

Et cette « chute » advient avec Nick Drake. Saturday Sun enveloppe les danseurs dans une douceur pastorale, une sincérité absolue pendulant entre épiphanie et mélancolie dépressive. On sort de la construction collective et ses dissonances pour entrer dans un temps apaisé, presque intime. Pas de grand final, pas de triomphe. La musique suggère une ouverture fragile, un lendemain possible.

Georges Gurdjieff, who else?

Au cœur des rondes et danses en ligne de Jiddu, les bustes et têtes oscillent d’avant en arrière, les têtes tournent à droite puis à gauche, les bras dessinent un parfait angle droit, les gestes se font sémaphoriques… Tout porte la marque des danses de Georges Gurdjieff (1877-1949) appelées aussi Mouvements. Elles ne sont pas de simples chorégraphies. Il les a élaborées à partir de traditions sacrées rencontrées lors de ses voyages en Orient.

Chaque geste y est précis, mesuré, et vise moins l’esthétique que l’éveil d’une conscience intérieure. Ces mouvements sont une forme de méditation active. Ils cherchent à unir le corps, les émotions et la pensée dans un seul élan, à briser nos automatismes et à développer une attention plus profonde. Le pratiquant ne « danse » pas pour montrer, mais pour se relier à lui-même dans l’instant.

Ceux qui les expérimentent décrivent souvent un sentiment d’unité, de clarté et de présence plus vive à eux-mêmes. Les danses de Gurdjieff sont un outil de transformation intérieure : un langage du corps qui invite à trouver, au-delà du mouvement, une immobilité silencieuse et consciente.

Inachèvement

Comme souvent chez le chorégraphe, certaines scènes s’étirent jusqu’à la lassitude. Mais l’inachèvement est ici une esthétique assumée. Plutôt que de résoudre, la pièce propose d’éprouver le désaccord, d’habiter la faille. Depuis No Paraderan en 2004, le chorégraphe se méfie du spectaculaire. La soixantaine venue, il ne cherche pas à construire un manifeste : il creuse un terrain marginal, entre savant et populaire, où l’humour désamorce les tensions et où l’ironie garde la pensée ouverte. Le chorégraphe parle de « parfum mystérieux » pour désigner cet état collectif que la ronde crée, même quand elle échoue : un instant suspendu où les individus s’oublient sans disparaître. Dans Jiddu, cette « troisième entité » surgit par éclats, contradictions, heurts.

On quitte la salle avec une question tenace : comment continuer à danser ensemble malgré les divisions ? La pièce n’offre pas de réponse, seulement une proposition fragile : danser dans l’instabilité, accepter le désaccord comme matériau du commun. La conviction de ce chorégraphe historique demeure : la danse n’est pas un ornement. Elle est un espace de survie. Pour inventer ne serait-ce qu’un instant, une fragile communauté.

Bertrand Tappolet

Chorégraphie Marco Berrettini avec les danseurs Sébastien Chatellier, Kevin Fay, Tristan Ihne, Manuella Renard, Emma Terno.
Spectacle vu le 17 août au Théâtre de l’Orangerie, Genève.

 

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