« Grito Pelao » de Rocío Molina
L’inénarrable Pasionaria du flamenco invite sa mère dans un spectacle qui crie le regard de la femme sur le monde.
C’est entendu : Rocío Molina peut énerver, par le côté ostentatoire de ses spectacles, leur côté foutraque et souvent décousu. Pour Grito Pelao, elle a décidé de tout lâcher, en poussant un grand cri (grito). Mais justement, il ne faut pas regarder Grito Pelao comme un spectacle de flamenco. Plutôt comme une performance, un manifeste sur la condition féminine, une prise de liberté. Une de plus, mais une qui amène Molina plus loin que jamais. Et si toutes ses pièces ont un caractère de manifeste, Grito Pelao met les bouchées doubles.
Galerie photo © Laurent Philippe
Voilà un cri qui résonnera pendant longtemps, d’autant plus qu’il remplira un certain vide. Molina devra faire une pause créatrice. Elle changera de vie. C’est le thème de ce trio au féminin, accompagné de quatre musiciens. Molina est enceinte. Et elle le montre. La nudité ne lui fait pas peur. Ni avant, ni maintenant. Il y a pourtant quelque chose de surréel à la voir marteler le sol et vriller tel un derviche, alors qu’elle est enceinte de plus de sept mois. Elle n’adoucit à peine son zapateado, doit juste adapter son braceo à la rondeur supplémentaire. Et nous parle plutôt de sa difficulté à correspondre aux normes féminines du flamenco, limite éprouvée depuis qu’elle pratique cette danse et qui l’a poussée à dépasser les codes du Graal de Séville.
Confessions intimes
Pour Molina, c’est une chose de se déclarer lesbienne et enceinte par fécondation in vitro. C’est un pas énorme, mais il se peut que la situation spectaculaire et la mise en scène facilitent l’acte de dévoiler des vérités aussi fondamentales de soi. C’est une autre chose d’inviter sa propre mère à participer à un tel spectacle, et surtout d’aller jusqu’à avouer sa solitude dans la vie: « Qui caressera mes cheveux cette nuit ? »
Passant 80% de son temps à voyager pour les tournées de ses spectacles, Molina mène une vie qui ne favorise pas une liaison stable. Et elle avoue son inquiétude face à un avenir où elle devra partager sa passion entre son art et son enfant, qui devra grandir avec un seul parent.
Galerie photo © Laurent Philippe
Il faut une force démesurée pour nommer de telles faiblesses, face aux spectateurs, et pour choisir comme scène d’un tel coming-out le Festival d’Avignon, une tournée en Espagne, le théâtre de Nîmes et puis le grand plateau de Chaillot. C’est ainsi que Molina continue de briser les tabous de la tradition flamenca, cette fois en complicité avec la chanteuse Silvia Pérez Cruz, étoile montante de la chanson fusion ibérique, qui a écrit pour ce spectacle des textes où elle nomme un chat un chat et une chatte une chatte et qui n’auraient sans doute jamais existés si elle n’avait pas rencontré Molina: « ...amour éprouvette / battement d’hôpital / sperme et colostrum /d‘un jugement pénal/ ... des vérités et un poignard... / Et le poids de ma voix, de la boue, de ma chatte, du ver qui fleurit. Rance et liquide / de cet amour bestial / amour animal... »
Modèle féminin
En annonçant le geste inouï de créer Grito Pelao, Molina avait préparé le monde de la danse à recevoir ce cri en pleine figure, un cri de trois femmes, très différentes et pourtant liées. Bien plus qu’une déclaration publique, c’est une démonstration de solidarité féminine, la revendication d’un autre rapport au monde, d’une autre conscience du corps et d’une autre idée de ce qui lie l’individu à l’ensemble de l’humanité.
Silvia Pérez Cruz chante, mais elle raconte aussi ses souffrances liées à l’accouchement de sa propre fille, qui a aujourd’hui dix ans. Et comment elle a eu le sentiment de faire partie d’une chaîne de solidarité féminine universelle.
Quand trois femmes montent au créneau pour exposer avec force féminine, force physique et force mentale le regard de la femme sur la vie, on touche à des enjeux plus fondamentaux que tous les mouvements du style #metoo réunis, et on comprend que ces derniers ne visent que les symptômes d’un mal dont la racine est ici exposée. C’est toujours le regard masculin qui s’exprime et définit la compréhension du monde. Grito Pelao démontre qu’un autre regard existe, et demande pourquoi ce regard reste absent de la construction de nos républiques.
Galerie photo © Laurent Philippe
Cérémonie maternelle
Entre pas de tango maternel, chant fado de Silvia Pérez Cruz et un taranto dansé aux castagnettes par Molina, l’enfant terrible du flamenco et sa mère s’étreignent dans une roulade intense, conversent entre elles ou avec les musiciens et semblent finalement respecter une convention pour ne pas envoyer l’enfant à naître dans une vie sans lien avec l’universel.
Grito Pelao est aussi une cérémonie faite pour accueillir cet être nouveau, fruit de la pure volonté de sa mère. Laquelle va jusqu’à exorciser l’absence d’un père en se déguisant en homme. Dans un tableau des plus inattendus, elle enfile une longue barbe noire de patriarche orthodoxe, et fait pourtant preuve de grande élégance et d’autodérision, éliminant tout pathos où beaucoup d’autres auraient tendance à s‘en nourrir.
Cohérences
Par le caractère non reproductible de Grito Pelao (à moins d’être enceinte une nouvelle fois), Molina pose là un acte scénique qui tient du genre de la performance, où tout devient possible, où il faudrait revoir beaucoup de choses s’il fallait présenter un produit vendable sur le marché des tournées internationales. Heureusement Grito Pelao n’en sera pas, et c’est ce qui donne aux trois femmes leur liberté et leur force.
Et certes, ça dure deux heures. Et certes, il faudrait parler de longueurs s’il fallait mettre l’accent sur la perfection artisanale. Mais tout l’intérêt de Grito Pelao est d’avoir la force de se libérer de ces critères-là, grâce à ses trois protagonistes qui sont à tout moment à la fois dans l’art et dans la vérité personnelle. Et c’est pourquoi Molina signe ici, malgré ou à cause de ses imperfections, son œuvre la plus cohérente (excepté son enfant à naître).
Thomas Hahn
Vu le 9 octobre 2018 à Chaillot - Théâtre National de la Danse
Du 9 au 11 octobre 2018
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