« Grand Finale » de Hofesh Shechter
Dans cette pièce monumentale pour dix danseurs et six musiciens, Shechter parle de mort et de terreur, par une danse qui fête la vie.
Grand Finale, création mondiale présentée à La Villette avec le Théâtre de la Ville, est assez grande pour accueillir toute une série de paradoxes. Tout d’abord, Shechter n’a jamais autant parlé de la mort, et pourtant il n’avait jamais fait une pièce aussi douce. Le désir de vivre et l’horreur de la mort s’enlacent avec harmonie, dans une intimité totale. Pour la première fois, Shechter a fait une recherche sur les duos et les portés. Avec le résultat que le plus souvent, c’est un vivant qui porte un(e) mort(e), jusqu’à danser, amoureusement, avec le cadavre !
On meurt beaucoup, dans Grand Finale. Et on danse. Normal, puisque c’est un spectacle de danse? Rien n’est normal! Plus qu’un vecteur, la danse est ici le sujet, le thème, le symbole du vivre-ensemble, au sein d’une communauté et entre les cultures. Grand Finale donne beaucoup d’images d’espoir, et part pourtant du constat que l’humanité va vers un cataclysme de violence, en raison d’une dégradation galopante de sa capacité empathique. Les dix danseurs épousent cette fusion paradoxale entre vie et mort avec un naturel qu’on peut attribuer autant à la carrière de danseur que mena Shechter au sein de la Batsheva, qu’ à sa première passion pour la danse folklorique en Israël, à l’âge de douze ans.
A l’atomisation des consciences, Grand Finale oppose le lien affectif et la dignité de ceux qui sont en fuite, qui se font abattre par les snipers, qui doivent se rendre à l’ennemi, qui sont cantonnés entre de hauts murs de béton ou meurent sous les bombes. Dans certains de ses spectacles précédents, Shechter mettait en scène l’armée et sa violence. Ici c’est l’aspiration à la paix et à la rédemption qui prime, comme dans Sun, créé en 2013. Ce n’est pas la mort que Shechter met en scène, mais le geste d’amour des survivants pour leurs amis - qui se relèvent aussitôt pour rejoindre la danse.
Galerie photo © Laurent Philippe
Dansons, même si nous sommes perdus!
Si on cite communément Pina Bausch s’exclamant « Dansez, sinon nous sommes perdus! », la devise serait ici « Dansons, même si nous sommes perdus! » La danse est surtout une affaire d’unissons et de racines, de terre et de terroir qu’on est obligé de quitter. On danse les pas d’une farandole heureuse, mais on danse comme pour ne pas se noyer, le buste incliné vers le bas.
Festifs jusqu’à devenir frénétiques, les unissons se chargent de terreur et on danse, les mains en l’air comme des prisonniers. On se fige collectivement, la tête levée vers le ciel et les bulles de savon qui tombent. On subit la violence mais jamais on n’en inflige à autrui. Et on fredonne comme un « Give peace a chance »...
Et pourtant Shechter ne tombe jamais dans la surenchère pathétique. Entre couleurs Sépia et tableaux de Renaissance, les images restent d’une sobriété absolue. Shechter et sa troupe offrent à l’agitation un supplément d’âme et de grandeur humaine comme on a l’habitude d’en trouver chez Raimund Hoghe, mais pas chez ce grand agitateur des corps qu’est Shechter. Comme Hoghe, il sait ici composer un requiem chorégraphique et créer des images épurées, mais pleines d’émotions.
Comme sur le Titanic
L’humanité va dans le mur, mais l’orchestre continue de jouer, sapé comme pour un gala, inébranlable comme sur le Titanic. Sauf qu’à un moment le chef d’orchestre, dos public, porte un gilet de sauvetage et que l’orchestre continue de jouer Léhar alors qu’en fond de scène on déplace les cadavres.
Grand Finale est un manifeste au titre férocement ironique, et pourtant Shechter n’a en rien besoin de souligner lourdement son propos. Sa grande intelligence est d’emplir les corps à la fois d’effondrement et de l’énergie festive des danses traditionnelles
Et le grand finale arrive, après l’entracte, quand les airs se font plus festifs, rappelant tantôt la culture yiddish d’Europe de l‘Est, tantôt la musique palestinienne. Composés par Shechter en personne (il a étudié la musique et compose depuis son premier spectacle, Fragments, créé en 2003), ces airs de fête sont traversés par la violence sourde de boucles électroniques renvoyant aux machines de guerre.
Dans ces images d’une fête rêvée, on lit à la fois l’amertume face à la violence meurtrière et l’espoir de voir les communautés pousser les murs qui les séparent, pour enfin se mélanger en dansant. Sur le plateau, ça marche. Alors, pourquoi pas dans la vie? Et quoique Shechter puisse dire de son effarement face à l’état mental des humains, sa nouvelle pièce est avant tout un hymne à la vie et à la danse, une pièce paradoxalement pleine de douceur et d’attention, et donc d’espoir.
Thomas Hahn
Vu le 14 juin 2017
La Villette – Grande Halle, avec le Théâtre de la Ville
14-24 juin 2017
Chorégraphie & musique : Hofesh Shechter
Décor & costumes : Tom Scutt
Lumières : Tom Visser
Collaborateurs musicaux : Nell Catchpole & Yaron Engler
Danseurs : Chien-Ming Chang, Frédéric Despierre (assistant répétiteur), Rachel Fallon, Mickael Frappat, Yeji Kim, Kim Kohlmann, Erion Kruja, Merel Lammers, Attila Ronai, Diogo Sousa
musiciens : James Adams, Chris Allan, Rebekah Allan, Mehdi Ganjvar, Sabio Janiak, Desmond Neysmith
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