« First Memory » de Noé Soulier
Chez Noé Soulier, le geste est roi mais doit composer avec une révolution chorégraphique.
Noé Soulier aime le geste en tant que tel, le geste qui devient danse. Il s’y intéresse de l’intérieur, au point de le tordre, de l’interrompre, de le recomposer comme d’autres chorégraphes contemporains déconstruisent le vocabulaire des danses traditionnelles. Le jeune (et brillant) directeur du CNDC d’Angers a ainsi travaillé sur la danse classique, les arts martiaux et le geste du quotidien, en résonance avec le courant postmoderne américain. Aussi ses recherches se situent dans la lignée directe de la danse d’auteur, de ses débuts à sa dernière grande révolution, celle de la Judson Church.
Comme il nous le faisait remarquer au cours du festival Montpellier Danse, c’est « l’imperfection des gestes » qui l’intéresse, des gestes « qui tendent vers quelque chose ». Gestes dont il veut « saisir les intentions, les changements de direction, de déséquilibre, de suspension » parce que ce sont « des instants précieux ». Le travail sur le geste est minutieux, et pourtant on est loin du moindre soupçon de conférence-spectacle. On n’est pas chez les mimes ! Sur le plateau, Soulier compose toujours des tableaux complexes, dynamiques et captivants.
Il y a chez lui le point de départ (le geste à la ville, identifiable) et le point d’arrivée (sa métamorphose spectaculaire). A la ville, le mouvement s’inscrit dans une action, il a un but. A la scène, ce but est mis à l’écart. Ce n’est plus une situation quotidienne qui le définit, mais une situation chorégraphique. Aussi la scène décontextualise les intrus du quotidien et l’intention chorégraphique en détourne la finalité, jusqu’à transformer les gestes en danse pure. Dès lors, dans ces « instants de suspension », le geste existe en creux et n’a plus besoin de se définir par rapport à un objet ou un usage. Il est libre.
Liberté et fragilité
Mais si dans ce remarquable First Memory le geste est libre, il s’en trouve en même temps fragilisé, car privé de ses points d’appui, de projection, de réception... Il devient danse dans une forme d’apesanteur virtuelle, dans une forme d’abstraction vivante, comme sous un prisme, même si le corps impose toujours du concret. C’est ainsi que le geste devient mouvement. Mais, on le sait bien, la danse n’est jamais abstraite. A fortiori quand Noé Soulier part d’actions de la vie quotidienne, alors même que la notion pose ici question. Car ces actions, il les nomme : lancer, éviter, frapper, attraper…
Alors on se demande : Tout ça, est-ce vraiment tellement lié au quotidien ? Au quotidien de qui ? Par exemple, quand avez-vous lancé quelque chose pour la dernière fois ? Ou frappé ? Depuis longtemps, les références gestuelles de Soulier semblent explorer un quotidien plus sportif que ménager ou ouvrier. Le sport en tout cas a ceci en commun avec la danse qu’il crée la conscience du geste, contrairement à la vie quotidienne. Comme le disait Ohad Naharin au sujet de son Gaga : « Gaga est une boite à outils. Si vous pratiquez le Gaga, ça améliore aussi votre façon de nager, de courir ou de couper les oignons pour votre salade. Gaga va s’intégrer à toutes vos routines au quotidien. »
Galerie photo Laurent Philippe
Esquives
Dans leur complexité cinétique, les premières séquences de First Memory font en effet penser aux corps imprévisibles dans les créations de la Batsheva à partir de Gaga. Et on pensera moins aux oignons (à moins de s’en servir comme projectiles) qu’aux arts martiaux avec leurs esquives. Noé Soulier a consacré toute une série de pièces à l‘analyse du mouvement : Mouvement sur mouvement, Faits et gestes, Removing… Pour ce dernier, il s’était en effet inspiré du jiu jitsu brésilien qui l’aide à déconstruire le geste et esquiver la référence du quotidien, pour échapper aux interprétations narratives [lire notre entretien].
Ainsi se crée une dynamique dans laquelle la cinétique des danseurs est plus proche des arts martiaux que d’une Yvonne Rainer dont la rupture radicale avait introduit les mouvements du quotidien dans la danse. Autrement dit, en son époque Rainer libérait la danse de l’obligation à produire du rêve, en lui offrant une part de réel. Aujourd’hui, Noé Soulier libère à son tour le geste quotidien de ses velléités narratives.
Capter les mutations de son époque
Né en 1987, Soulier pourrait être le petit-fils de l’Américaine. Artistiquement parlant, il l’est réellement, revendiquant de se situer « dans la suite du post-modernisme ». Pendant ses études, il a « traversé l’histoire de la danse au XXe siècle » et son but est aujourd’hui de la digérer et se l’approprier en portant sur elle un regard spécifique, à partir de notre époque, comme Forsythe en la sienne : « Dans les années 1980, il capte la mutation de la société, quelque chose de la mécanique et de la transformation du rapport au corps. »
Une telle sensibilité se passe de toute illustration de mœurs. Elle capte les ondes souterraines d’un état d’esprit collectif et les transforme en fascination scénique. Par contre, cela ne se commande pas. Cela a lieu, à condition de ne pas s’en rendre compte. Et si le désir est là, l’esprit sortira de la bouteille, mais jamais là où on l’attend. Vu de cette façon, la danse de First Memory - avec des corps qui s’engagent dans une fuite en avant où l’accélération est le seul moyen d’éviter le naufrage – a en effet des choses à dire par rapport à notre époque. Et ces reflets sont aussi justes qu’ils peuvent inquiéter et mettre mal à l’aise. Seulement, dans un premier temps – et nous y sommes inévitablement – la fascination exercée par la composition chorégraphique l’emportera sur la métaphore. Le vrai sens ne se révélera qu’au fil du temps. C’est ce qui situe Soulier du côté de Forsythe et Cunningham, et à l’opposé de Pina Bausch.
Galerie photo © Laurent Philippe
Liberté et illusion
Il y a bien sûr, dans la frénésie de cette course sans but, une vraie jubilation, une fascination haletante, une empathie cutanée. Chaque membre de ce collectif atomisé est si occupé à poursuivre sa précipitation vers le néant que le sol semble se dérober sous ses pieds. On peut avoir l’impression que dans un même corps, ni le bras et le torse, ni le pied et le bassin n’ont les mêmes intentions. Si l’individu est ainsi divisé (et donc en quelque sorte uberisé), comment construire un destin commun avec l’autre ? Il faut dire que cette absence de tout centre de gravité dans les corps de First Memory est une gageure qui procure une intense sensation de liberté. Mais il s’agit d’une illusion, comme dans nos modèles de vie qui dévient vers l’addiction aux écrans, aux likes etc. C’est la noyade joyeuse. Aussi First Memory capte effectivement le fond de notre époque avec son rapport au temps toujours plus resserré, plus immédiat et compulsif.
Chez Forsythe, le vertige était tout aussi palpable, mais dans un esprit confiant, conquérant. Chez Cunningham, l’équilibre du danseur devait affronter d’incroyables défis lancés par un logiciel dédié, mais le sol jouait son rôle d’appui et de refuge, le corps conservant son centre de gravité. Dans First Memory, le contact avec le plancher peut avoir, a minima, quelque chose d’aussi furtif que dans un enchaînement de grands jetés. Sauf que nous sommes ici dans l’antithèse de toute danse classique. La seule force stable sur le plateau est la verticalité de trois panneaux mobiles qui, actionnés par les danseurs, modulent l’espace, parfois jusqu’à dissimuler certains danseurs qui peuvent alors rester présents grâce à leurs ombres qui bougent. Aussi les relations entre eux et à l’espace sont aussi instables que l’architecture cinétique. Il va sans dire que l’incarnation d’un état de corps aussi effréné exige une virtuosité qui elle aussi reflète notre époque et ses avancées en matière de formation des artistes chorégraphiques. Les sept interprètes de First Memory sont tout simplement épatants.
Galerie photo © Laurent Philippe
Mémoire de formes
Mais Soulier nous donne aussi des exemples de résistance, une idée de slow food chorégraphique qui remet les pendules à l’heure. Car soudain une dissidente à l’accélération investit le plateau et le transforme quasiment en espace de méditation. Voilà donc un autre aspect de note époque, ce mouvement comme une lame de fond, discret mais omniprésent. Une nécessité pour une part importante de la population. Et la seule possibilité de construire un contexte, une base, une suite… Sans discours, First Memories le met en évidence. Seule la lenteur mène vers la liberté, seule la non-action restaure l’intégrité.
Le tableau final ajoute une couche à ces observations, et cette strate est métallique. La plasticienne Thea Djordjaze – Géorgienne vivant à Berlin – n’a pas seulement conçu les trois panneaux mobiles, mais surtout une panoplie de grands aplats coupés dans un aluminium souple. Et ces plaques aux formes très étudiées feront corps avec les interprètes. Apparemment rigides et pourtant maniables, elles se prêtent au jeu et se laissent manipuler. Elles sont donc « à mémoire de forme » comme la nouvelle génération d’oreillers. Aussi quand les interprètes quittent le plateau, apparaît un fascinant paysage, aussi beau que surréel, aux réminiscences de Dada et du Bauhaus, à moins qu’il ne s’agisse des traces d’une civilisation disparue.
Et First Memory affiche soudainement l’autre point de départ, à savoir celui qui se cache dans le titre, celui donc du retour à nos premiers souvenirs enfouis, ceux qui témoignent de notre découverte du monde et de la formation de la conscience, voire de la naissance et donc d’un trouble aussi fondamental et déstabilisant que ce sentiment de perdre pied dans la tempête des crises actuelles, ou bien dans un sentiment d’impuissance face à ces média dits « sociaux » qui font basculer trop de jeunes vers le néant. Quel regard porterons-nous dans trente ans sur ce First Memory qui laisse apparaitre la danse vigoureuse des années 1990 (Cunningham, Forsythe, La La La Human Steps, Vandekeybus…) comme révolue, non en s’y opposant mais en la dépassant… ?
Thomas Hahn
Vu le 27 juin 2022, Théâtre de l’Agora dans le cadre du 42e festival Montpellier Danse
Conception, chorégraphie : Noé Soulier
Avec : Stephanie Amurao, Lucas Bassereau, Julie Charbonnier, Adriano Coletta, Meleat Fredriksson, Yumiko Funaya, Nangaline Gomis
Assistante à la chorégraphie : Constance Diard
Musique : Karl Naegelen, créée et enregistrée par l’ensemble Ictus
Tom de Cock - percussions, Pieter Lenaerts - contrebasse, Aisha Orazbayeva – violon, Tom Pauwels – guitare, Jean-Luc Plouvier – Piano, Paolo Vignaroli – flûte
Enregistrement et spatialisation sonore : Alex Plouvier
Scénographie : Thea Djordjadze
Costumes : Chiara Valle Vallomini
Création lumière : Victor Burel
Régie lumière : Benjamin Aymard
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