Error message

The file could not be created.

Faits d’Hiver à la croisée des saisons

Une  fois de plus, Christophe Martin vise grand. Mais cette édition de Faits d’hiver est la dernière sous sa direction. La fin d’une ère ! Qui pour continuer à coproduire et présenter à Paris une danse qui croit profondément en ses propres moyens d’expression ? A l’heure où nous annonçons Faits d’hiver 2026, l’avenir de Micadanses en tant que structure et de son festival, créé par Martin en 1999, ne semble pas encore défini. Il faut d’autant plus profiter de cette 28e édition.

La question ronge : Après cette édition ultime, où verra-t-on à ou autour de Paris une nouvelle création d’Erika Zueneli ou d’Hélène Rocheteau ? Faits d’hiver deviendra-t-il un fait divers ? Qui pour prendre l’initiative de réunir Lionel Hoche, Daniel Larrieu et Carlotta Sagna dans un trio comme leur ouvrÂges, qui verra le jour à Faits d’hiver, en compagnie de danseurs et séniors amateurs ? Qui pour convaincre le Théâtre de la Cité internationale à présenter de nouvelles créations de Jean-Christophe Boclé et Yvann Alexandre ?  Etc…

Une absence de Faits d’hiver aurait aussi pour conséquence de briser le cycle des saisons parisiennes. Chaque année, le festival est suivi d'Artdanthé puis des Rencontres chorégraphiques au printemps. Puis on passe par June Events et le Festival d’automne, pour arriver à la nouvelle édition de Faits d’hiver. Ainsi va le cycle vivaldien du spectateur parisien et cela semble parfaitement naturel. Et en 2027 ?

Humour

Il faut le regard de Christophe Martin, bienveillant et plein d’humour, sur le paysage chorégraphique – regard auquel on doit aussi l’invitation faite aux Majorettes  mises en scène par Mickaël Phelippeau [notre critique] et au duo décapant DOS de Delgado Fuchs [notre critique] – pour accueillir un trio formé par Alessandro Bernardeschi, Carlotta Sagna (encore elle) et Mauro Paccagnella. Les trois larrons revisitent vingt ans de compagnonnage mutuel sous le titre de Ma l’amor mio non muore / Epilogue  qui annonce à la fois une continuité et une fin. Et puis, Thomas Lebrun revient, après 2023, à Faits d’hiver avec son solo L’envahissement de l’être  [notre critique] qui rend hommage à Maguerite Duras comme en son temps Kazuo Ohno se laissait traverser par sa fascination par la bailaora argentino-madrilène, La Argentina.


Histoire

Pour le paysage chorégraphique parisien, la fin annoncée de Faits d’hiver dans sa forme actuelle, développée sur presque trois décennies, ne signifie pas forcément une perte de qualité. Mais sa diversité pourrait en pâtir. Qui d’autre serait à ce point intergénérationnel dans ses propositions ? Martin a même accompagné certains chorégraphes – on pense à Lebrun, justement – dans leur passage d’une génération à l’autre. Geisha Fontaine aussi pourrait retracer sa carrière à travers Faits d’hiver. Elle revient cette fois avec le #5 de sa série Ne faites pas la moue, conçue aux cotés de Pierre Cottreau, pour un dernier salut à Christophe Martin et un cinquième regard philosophique sur la danse. Corps critiques et corps politiques  sera le titre de cette création qui interroge la force de la danse et sa présence intime, quand le corps pensant met la pensée en mouvement.

C’est donc là aussi qu’un cycle s’achève, sans parler du fait qu’Yvann Alexandre, également vice-président musique et danse à la SACD, prendra sa retraite. En créant N.éon, il affirme encore son écriture où le geste, la musique, les lumières et la dramaturgie forment une unité très soudée. Et il joue ici avec notre regard, avec la disparition et l’apparition, les illusions et la conscience de nos failles. Comme Christophe Martin, Yvann Alexandre prend sa retraite de façon délibérée, après environ trois décennies dans un même rôle. Mais Alexandre poursuivra dans d’autres rôles, structurant le paysage à partir de Nantes. Et son film Une île de danse, également programmé, co-réalisé avec Doria Belanger, est une œuvre qui sera à jamais disponible dans sa forme à la fois originelle et définitive [notre critique].
 

Héritages

Erika Zueneli fait elle aussi partie des fidèles de Faits d’hiver. Une histoire d’affinités. « Ce qui lui importe avant tout, c’est de composer avec des personnes, des individus, et leurs qualités/particularités tant humaines que physiques et gestuelles », peut-on lire sur le site de la Bruxelloise d’origine italienne. Et par rapport à sa nouvelle création, au titre italien Le Margherite  : « Désirer, aimer, faire et commencer deviennent alors les déclinaisons d’un seul et même geste, l’affirmation d’un mouvement vital qui n’a pas encore fini de s’écrire… ».

Si on retrouve également Yuval Pick, c’est qu’il révèle dans son rapport à la musique de Bach un attachement profond à l’écriture chorégraphique comme expression d’un rapport au temps et à la vie. L’ex-directeur du CCN de Rillieux-la-Pape arrive avec un duo féminin et un solo masculin, pour lesquels il se laisse inspirer par les Variations Goldberg. Et il appelle ce petit diptyque Into the Silence, titre qu’on pourrait lire en écho à toutes les pages qui se tournent autour de Faits d’hiver, et qui nous rappelle en même temps que toute musique et toute danse ne se révèlent que dans leur rapport au silence. Pick crée une danse telle une essence : essentielle, épurée, transformant la partition musicale en un espace à habiter par un dialogue sensible [notre critique]. Que Christophe Martin y soit sensible, voilà qui va de soi.
 

Houles

Est-ce un signe de maturité de s’intéresser aux questions de langage chorégraphique ? Alban Richard arrive avec Quartet, où il transpose vers l’écriture chorégraphique les techniques de montage cinématographique et travaille sur la coexistence des partitions gestuelles des quatre protagonistes. Cette réflexion sur l’écriture est traversée par le DJ Simo Cell qui guide un remixage jusque dans les mouvements des danseurs. Séquencements, juxtapositions, ruptures et enchaînements s’écrivent autant dans les corps que par les platines. Et donc une écriture chorégraphique et musicale qui invite la coexistence des contraires, comme quand Heiner Müller décrit le lieu où se déroule sa pièce Quartett : « Un salon d’avant la Révolution française. Un bunker d’après la troisième guerre mondiale. »

Les gestes de chacun sont le matériau dont s’empare Saïdo Lehlouh pour Témoin, où quarante danseurs urbains – par deux distributions de vingt – développent selon Lehlouh « des mouvements qui n’appartiennent qu’à leurs propres corps, du plus brut à la finesse du geste ». Mais ce ballet urbain qui célèbre le geste n’a pas pour dessein d’imposer un discours. « Je tente avant tout de valoriser des protagonistes autodidactes », dit le codirecteur du CCN de Rennes et de Bretagne. Tout semble par ailleurs opposer Lehlouh et Myriam Gourfink, laquelle recrée à Faits d’hiver son solo Almasty. Mais n’a-t-elle pas développé son univers, sa technique et son écriture à partir d’une approche non seulement personnelle mais profondément intime ?


Humanités

Christophe Martin met l‘accent sur la rencontre entre les générations de chorégraphes qui composent ici une sorte d’analyse fusionnelle du paysage chorégraphique. Car avec toute l’importance que le fondateur de Micadanses donne à l’écriture du geste et à la composition chorégraphique, il n’invite pas moins ces chorégraphes qui construisent leurs pièces à partir d’un engagement citoyen et de réflexions sur l’état de nos sociétés.

Hélène Rocheteau s’inspire du livre Le gaslighting ou l’art de faire taire les femmes d’Hélène Frappat, qui interroge la culture patriarcale ainsi que d’Anne Carson, autre autrice à relier féminisme et analyse de la suppression de la parole féminine. Son solo Gaslight  ouvre cette édition historique à l’Étoile du Nord, salle qui a vu naître le festival en 1999. Christine Armanger interroge, dans de dIAboli, pièce pour trois interprètes (dont un chien robot via ChatGTP en interaction avec le public), l’intelligence artificielle et son rapport à une dimension diabolique : « Le diable est contemporain. Il est d’hier et de demain. Nous avons lui et moi conclu un pacte : j’allais me consacrer à l’étude de sa figure le temps d’une création, et lui guiderait ma recherche. » Questionner l’IA peut mener loin…

L’écologie est un autre vecteur pour une créativité consciente et responsable. Ce que laisse la mer réunit Julia Passot, Julie Nioche, Joanne Clavel pour permettre au public d’interroger sa relation à la mer, dans une scénographie faite d’algues, de coquillages et divers matériaux amenés par la mer, dont font partie, comme on le sait, les déchets plastiques. Un « parcours immersif, scientifique et poétique » pour « vivre une expérience sensible de notre relation à la mer ». Le but y est aussi la rencontre et la réflexion partagée. Et Sofian Jouini crée avec La Visite  un solo qui œuvre contre la tentation de repli identitaire et entend relier les humains des rives nord et sud en rappelant ce que les humains des deux bords ont en commun. La pièce « commence par une exploration de la Banga et du Stambeli tunisiens, rituels élaborés pour vivre en paix avec ses démons, avec les esprits ou entités qui nous entourent. Pour être en paix avec soi-même. Une forme de judo ou valse psychique où la force et l’élan de l’autre sont absorbés puis redirigés dans notre propre fleuve. Une manière de reconnaître pour transfigurer », explique-t-il.


Hip-Hop ?

Jouini vient des danses urbaines qui ont depuis longtemps gagné leurs lettres de noblesse dans le paysage chorégraphique. Les chorégraphes qui en sont issus n’ont plus rien d’un fait divers et sont naturellement présents au festival, sans forcément se faire les porte-paroles de leurs origines. Si Saïdo Lehlouh les représente avec grandeur, il n’arrive pas seul. Mellina Boubetra le rejoint, proposant par son solo Nyst  un regard sur sa danse, improvisée. Et ce regard est exprimé en audiodescription, en live et tout aussi improvisé, par Julie Compans. À travers ses mots, le public prend conscience de ce qu’il voit et de ce qui se dérobe aux définitions.


Quelque chose de mystique se joue aussi dans cette édition de la disparition. La Visite  de l’ancien b-boy Sofian Jouini en donne un avant-goût, le discours de Christine Armanger autour de l’intelligence artificielle sème le trouble. Olivier de Sagazan pratique la Transfiguration – titre de sa performance solo qu’il traverse depuis trente ans – dans la puissance inouïe de son acte aussi increvable qu’indescriptible, entre Artaud, Beckett, Kantor, Bacon et autres audaces de l’histoire de l’art. Dans Il nous est arrivé quelque chose, solo plus récent, il part d’une expérience scientifique pour se lancer dans une course vers la folie.


Héroïnes

Carole Quettier cherche du côté apparemment opposé, portée par son intérêt pour les mystiques religieuses, qu’elles se nomment Thérèse d’Avila ou Catherine de Sienne. Son duo Exalte/Maria & Magda se penche sur Marie Madeleine et la Vierge Marie. Et elle se lance dans un flirt avec l’extase. Sur son parcours, Quettier a été interprète pour Hervé Robbe et Daniel Dobbels, ainsi qu’Anne Sophie Lancelin, laquelle évoque dans son quintette Les Transparents des êtres luni-solaires imaginés par René Char. Et d’expliquer : « Poreux à la nature et à ce qui les entoure, perméables au souffle, ils superposent les plans et disparaissent comme ils sont apparus. »

On pourrait ainsi décrire tout mouvement en danse et élargir à toute manifestation chorégraphique, festivals inclus. Pour le dire avec le titre du solo de Mohamed Toukabri qui lance « une invitation à aller au-delà du connu » où la danse « démantèle les hiérarchies ancrées dans le corps » : Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-And-We-All-Know-What-Happened-Yesterday [lire notre critique]. C’est juste qu’on attend d’en savoir plus quant à l’avenir de Faits d’hiver…

Thomas Hahn

Faits d’hiver, 28e édition
Du 19 janvier au 20 février

www.faitsdhiver.com

 

 

 

Catégories: