"ENVOLS" à l’Opéra de Lyon
Envols, tel est le joli titre trouvé par Cédric Andrieux pour cette ouverture de saison qui parcourait l’histoire prestigieuse du Ballet de l’Opéra de Lyon avec trois œuvres signées Trisha Brown, Jan Martens et Jiří Kylián. Il faut dire que cette compagnie est l’une des – sinon la meilleure-s au monde pour ce type de répertoire qui s’étend du milieu du XXe à notre XXIe siècle !
Créé en 1983 d’après une idée originale du plasticien Robert Rauschenberg, sur une musique de Laurie Anderson, Set and Reset de Trisha Brown est considéré comme l’éclatant manifeste de la post-modern dance. Set & Reset marque la consécration de la gestuelle fluide de la chorégraphe et achève le cycle qu’elle a nommé « Structures moléculaires instables ». Si les corps semblent la matérialisation d’un flux continu et improvisé, leurs trajectoires complexes obéissent à des consignes rigoureuses. Set&Reset/Reset, en est sa version « remastérisée ». Car à chaque fois, il faut réinterpréter les consignes, et redonner vie à ces principes fondamentaux du mouvement brownien que sont « stay simple » (rester simple), « act on instinct » (agis à l’instinct), « Stay on the edge » (reste au bord), « work on the visible and invisible » (travaille avec le visible et l’invisible), « line up » (aligne-toi)
Galerie photos : Set and Reset © Agathe Poupeney
Les danseurs et danseuses du Ballet de l’Opéra de Lyon aujourd’hui dirigés par Cédric Andrieux, se sont réappropriés cette pièce phare de main de maître – il faut dire que c’est la compagnie (hors celle qui porte son nom) qui a actuellement le plus d’œuvres de Brown à son répertoire, avec cinq pièces. De plus, si la musique n’a pas changé, la scénographie de Rauschenberg a été remplacée par celle de Michael Meyers et les costumes d’Adeline André. Ouvrant donc sur deux magnifiques mobiles de cercles et de fils qui finissent par évoquer le temps qui passe en suggérant la forme de sabliers, la chorégraphie, comme une structure malléable qui prend forme sous nos yeux, ressemblant parfois à des revirements d’oiseaux en plein vol, mais aussi à une composition mue par un principe d’incertitude, est aussi somptueuse que joyeuse.
Les marches dans le vide sont toujours aussi stupéfiantes que cette liberté de mouvements, ces enchaînements souples et imprévus sont jubilatoires. D’une inventivité formidable, n’hésitant pas à occuper le plateau seulement d’un côté – à cour le plus souvent – elle joue littéralement avec l’espace scénique. Contrairement à nombre de chorégraphes d’aujourd’hui, Trisha Brown n’utilise pas d’enchevêtrements entre les interprètes, mais crée des simultanéités, des trajectoires de particules qui s’accumulent et s’éparpillent soudainement, dans une gestuelle atmosphérique et c’est absolument captivant. Les artistes du Ballet sont extraordinaires, à la fois naturels – comme le voulait la chorégraphe (stay simple) et d’une élasticité impressionnante, nous laissant croire à la vérité d’un mouvement perpétuel d’une beauté infinie.
Galerie photo : Period Piece © Agathe Poupeney
Tout aussi exceptionnel est PERIOD PIECE solo de Jan Martens créé pour Kristina Bentz ! Vêtue d’une robe courte lamée d’or, elle s’avance sagement dans un manège de déboulés – une figure classique qui consiste à tourner sur deux pieds – puis de piqués (sur un pied). Jusque-là, on se croirait au cours de danse classique. Tout va bien, pourrait-on se dire. Mais bientôt, la voilà qui, sans en avoir l’air, se lance dans des mouvements tout simplement « innommables », inexistants, n’entrant dans aucune taxonomie, déformés, méconnaissables… et des petits pas qui la font crier à chaque arrêt comme une poupée déréglée. Les Trois danses d’Henryk Górecki, dont c’est la première « presto marcatissimo », s’accorde à merveille à ses mouvements qui se désaccordent tout en voulant donner des gages de normalité, tandis que Kristina Bentz reprend sans cesse cette sorte de « routine » tout en l’accélérant, en semblant la démultiplier. D’autant que les éclairages projetés sur sa robe projettent des ombres mouvantes et dorées qui la nimbent d’un scintillement pluriel.
Dans la deuxième partie, la musique est plus harmonique et calme, l’occasion pour Bentz et Martens de déployer une chorégraphie de ports de bras et de mains fascinante, qui peu à peu entraîne le reste du corps, sans pour autant céder aux déplacements. Soudain le rideau de fond se lève, laissant apparaître un cyclo orange tandis que les bras s’allongent, s’étirent latéralement, puis qu’elle s’envole et spirale presque telle une comète au soleil couchant, créant un effet de rémanence rétinienne étonnant. Enfin, la troisième danse, « Presto » joue d’accents folkloriques de l’Est, où sont convoquées danses hongroises ou polonaises. Et cette dernière partie, sorte de synthèse des deux autres est absolument ahurissante de virtuosité, d’innovations gestuelles tout en gardant un œil sur les figures imposées de la danse classique ou de caractère qu’elle traverse en les dévoyant ou en leur ajoutant une fluctuation, une torsion, un rythme qui les entraînent ailleurs. Kristina Bentz est littéralement somptueuse dans cette danse extravagante. À la création, en 2020, en pleine période de COVID, Jan Martens voulait inviter Kristina Bentz à occuper l’espace comme une troupe entière. Et c’est une femme-orchestre jouant de toutes les danses, de tous les styles, présents, passés et futurs qui habite la scène de toute son immense envergure.
Galerie photos : Bella Figura © Agathe Poupeney
Nous ne nous étendrons pas sur Bella Figura de Jiří Kylián et ses belles musiques baroques ou sa scénographie d’un esthétisme assumé que nous avons déjà vu de nombreuses fois, notamment par le Ballet de l’Opéra de Lyon [lire notre critique]. On en dira simplement que, contrairement à la composition de Trisha Brown entrée au répertoire du Ballet en 2005, qui reste intemporelle, Bella Figura a pris un coup de vieux, même si elle continue à « faire bonne figure ». Si l’écriture et surtout les stéréotypes genrés de Kylián s’inscrivent vraiment dans un néo-classique très XXe siècle, l’interprétation des danseurs et danseuses du Ballet de l’Opéra de Lyon arrivent malgré tout à donner à ce ballet un tour presque Boschien (Jérôme et pas Pina !) avec un certain humour qui donne plus de saveur à cette œuvre.
Agnès Izrine
Le 26 octobre 2024 à l’Opéra de Lyon. Jusqu’au 7 novembre 2024.
https://www.opera-lyon.com/fr/programmation/saison-2024-2025/danse/envols
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